L’Europe s’inquiète perpétuellement à propos de sa dépendance envers le gaz russe. Mais l’inverse est encore plus vrai. La Russie s’angoisse de sa dépendance économique envers l’Europe. L’Union européenne est pourvoyeuse de gigantesques profits pour le budget russe. C’est elle qui, en achetant d’énormes volumes de gaz russe, génère les trois quarts des bénéfices de Gazprom, qui à son tour fournit près du quart des recettes budgétaires russes.
Le Kremlin observe avec la plus grande inquiétude les efforts concertés des Européens pour réduire leur dépendance envers le gaz russe. Les efforts pour diversifier la clientèle (vers l’Asie) restent embryonnaires. L’Europe est aussi de très loin le premier fournisseur de biens de consommation pour les ménages russes, tout comme des équipements vitaux pour son industrie.
Trajectoire de collision
Le commerce et la culture rapprochent, mais la politique divise. Si, au début de son premier mandat, Vladimir Poutine avait déclaré que «le choix de la Russie, c’est l’Europe», ce n’est plus le cas. «Aujourd’hui, la Russie se voit comme un acteur indépendant», résume Dmitri Trenine, politologue au centre Carnegie de Moscou. Le désir de Vladimir Poutine, qui en est à son troisième mandat, de former un ensemble concurrent à l’UE place Moscou et Bruxelles sur une trajectoire de collision. L’Union douanière, formée avec ses deux plus proches alliés, la Biélorussie et le Kazakhstan, est l’embryon d’une future «Union eurasienne» dans laquelle le Kremlin voudrait voir s’intégrer sous son leadership toutes les anciennes républiques de l’URSS (à l’exception des Baltes). «Poutine a une vision binaire de l’Europe: UE contre Union eurasienne», estime Trenine. Soit un jeu à somme nulle.
L’Ukraine étant une pièce maîtresse, les esprits se sont considérablement échauffés ces derniers temps à Moscou. Le président de la Douma (Chambre basse du parlement), Sergueï Narychkine, accuse l’Union européenne «d’exercer une pression considérable sur l’Ukraine». Le Ministère des affaires étrangères russe explique les «problèmes apparus dans la société ukrainienne par la politique de pressions constantes exercées sur l’Ukraine et d’autres Etats dans le cadre des initiatives du Partenariat oriental». Pour Vladimir Markov, un politologue proche du Kremlin, «l’UE tend à s’entourer de pays dépendants possédant les ressources dont l’UE a besoin. Si l’Ukraine avait signé [l’accord d’association], cela aurait porté un coup terrible à Poutine, en ruinant son projet de création d’un espace économique commun.»
Mais lundi, Vladimir Poutine a tenté de calmer le jeu. Selon lui, «les événements de Kiev ont été soigneusement préparés de l’extérieur […] mais cela n’a pas grand-chose à voir avec les relations de l’Ukraine avec l’UE». Une prudence traduisant le désir de ne pas endommager davantage les relations.
Les critiques virulentes, à usage domestique, sont confiées à ses subalternes et aux télévisions d’Etat. Les médias contrôlés par le Kremlin ont annoncé sur un ton triomphateur l’échec de l’Occident à Kiev. L’UE y est décrite comme un groupement hétéroclite au fonctionnement obscur, tantôt sous la coupe de Berlin, tantôt sous celle de Bruxelles, voire de Washington. L’argumentaire souverainiste est repris pour railler la bureaucratie bruxelloise, l’hydre à plusieurs têtes (Barroso, Van Rompuy, Merkel) foulant sans vergogne les intérêts des nations. Ancienne superpuissance raisonnant en termes de gains territoriaux et en nombre de divisions, la Russie examine (avec satisfaction) l’UE sous l’angle d’une puissance militaire avortée. La crise des dettes souveraines sert de signal pour confirmer «la déliquescence morale de l’Europe» avec son mariage gay et son multiculturalisme, auxquels s’oppose une Russie abritée derrière les remparts d’un conservatisme appuyé sur des valeurs traditionnelles.
Nombre d’observateurs russes notent toutefois que la Russie modère ses positions avant les JO de Sochi. Après, la rivalité reprendra de plus belle, avec une flambée autour de la présidentielle ukrainienne de 2015.