Du sang sur les murs, des seringues dans la poubelle
Trafic d’organes
Les atrocités de la «maison jaune», en Albanie, sont au cœur de l’enquête de Dick Marty. Le médecin légiste qui l’a perquisitionnée témoigne
José Pablo Baraybar, anthropologue légiste d’origine péruvienne, a travaillé ces vingt dernières années comme expert de l’ONU sur la plupart des scènes de crimes de guerre et de génocide de la planète: Haïti, Rwanda, Bosnie, Croatie et bien sûr le Kosovo. Là, il a dirigé de 2002 à 2007 l’OMPF, le Bureau de recherche des disparus et de médecine légale créé par la mission des Nations unies sur place (Unmik). En cinq ans, par exhumations et identifications, ses services ont ramené à moins de 2000 personnes la liste des disparus du conflit. Et, dans la plupart des cas, en coopération avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ont rendu les corps à leurs familles. Cependant, José Pablo Baraybar a aussi été parmi les premiers informés du trafic d’organes que dénonce le rapport de Dick Marty, et l’une de ses sources.
Le Temps: Quand et comment les premières informations sont-elles arrivées?
José Pablo Baraybar: Il y avait déjà des informations dans les dossiers que j’ai trouvés en arrivant au Kosovo, en juin 2002. Mais, deux mois plus tard, nous avons reçu d’une source un dossier très précis sur la «maison jaune».
– Qui vous l’a envoyé?
– Je ne peux pas répondre à cette question. Le dossier contenait huit témoignages de personnes qui ne se connaissaient pas entre elles et qui avaient participé au transport de prisonniers à travers la frontière albanaise. Certains avaient conduit les victimes jusqu’à la maison jaune. Il y avait même des photos de cette maison, prises à la sauvette. Elle était jaune mais, deux ans plus tard, je l’ai trouvée repeinte en blanc.
– Et qu’en avez-vous fait?
– Le grand problème, c’est que l’Unmik n’avait pas de juridiction sur l’Albanie. Impossible de faire une demande officielle. Pour tenter de vérifier certaines informations du dossier, j’ai passé la frontière en touriste, dans une voiture banalisée. Mon traducteur s’appelait Lulzim Basha, il travaillait pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Plus tard, il est devenu ministre des Travaux publics en Albanie et je l’ai entendu l’an dernier déclarer que toute cette histoire d’organes était n’importe quoi. Or je sais qu’il sait. Il était avec moi. Il avait le dossier.
– Ce voyage a été fructueux?
– Non. Nous nous sommes présentés comme des ingénieurs chargés de construire une route. Nous avons posé des questions sur les camps de l’UÇK. Notre but principal était le cimetière de Bicaj, au sud de Kukes où, selon le dossier, se trouvaient des corps de Serbes du Kosovo. Dick Marty en parle aussi. Nous avons été repérés. Nous avons dû filer sans pouvoir aller à Bicaj.
– Finalement, comment avez-vous pu perquisitionner la maison jaune en février 2004?
– Cela a été très compliqué. Nous avons dû convaincre le TPIY, qui n’était pas intéressé du tout par cette affaire. Mais lui seul pouvait nous obtenir l’autorisation de travailler en Albanie. Le représentant américain à Pristina non plus n’était pas intéressé.
– Et qu’avez-vous trouvé?
– Le travail a été horriblement difficile. Nous étions accompagnés par un procureur albanais qui n’arrêtait pas de nous dire que nous perdions notre temps, qu’il était déjà tard, qu’il fallait rentrer, etc. D’après mon traducteur, le procureur disait aux occupants de la maison [ndlr: la famille Katuci], ce qu’il fallait répondre à nos questions. On a trouvé dans une poubelle derrière la maison des sachets de médicaments, principalement des relaxants musculaires, des seringues et même un kit de transfusion. Tout cela au milieu de nulle part! Il était inimaginable que ces paysans sachent se servir de ce matériel. Tout a été emporté par le TPIY. Le procureur albanais insistait qu’il fallait partir. Nous avons encore eu le temps de faire un examen au Luminol, un produit qui révèle les traces de sang. Nous avons clairement vu deux lignes à angle droit, dans la pièce principale, comme de chaque côté d’une table. Il y avait aussi des traces sur les murs. Nous n’avons pas essayé de prendre d’échantillon, parce que nous n’avions pas l’équipement et que le Luminol, de toute façon neutralise les éléments de la tache.
– Dick Marty vous accuse de manque de professionnalisme dans cette perquisition…
– Le ton de son rapport sur cet épisode est un peu fort. Et se prête à plusieurs interprétations. J’aimerais comprendre qu’il évoque les conditions très difficiles dans lesquelles nous avons travaillé. Parce que je sais que je suis un bon professionnel et que nous avons fait un travail très professionnel, compte tenu des conditions.
– Que s’est-il passé à votre avis dans cette maison jaune? Dick Marty suggère que c’était un lieu de transit, de tortures et de tests médicaux, mais pas d’extraction d’organes qui aurait eu lieu à Fushë-Krujë, près de l’aéroport de Tirana.
– C’est très difficile à dire à partir des indices que nous avons collectés. Il faudrait pouvoir comparer: ces mêmes indices existent-ils dans d’autres maisons choisies au hasard en Albanie? Est-ce normal de trouver des taches, qui pourraient être de sang, jusque sur les murs, et que la famille dise que c’est parce qu’une femme a accouché là? Et qu’ils disent ensuite que c’était plutôt parce qu’ils abattaient des animaux durant l’hiver, dans le salon? Je vois mal cet endroit comme une clinique. Vu son isolement, ce n’était pas idéal pour extraire des reins. Mais c’est possible qu’on y préparait les gens. Quant aux murs couverts de sang, nous en avons trouvé sur beaucoup d’autres lieux de crimes, au Kosovo.
– Dick Marty dit que vos indices ont été détruits par le TPIY. C’est vrai?
– J’ai aussi eu ces informations, et cela ne m’étonne pas. En 1999, des policiers allemands envoyés au Kosovo par le TPIY ont collecté 400 échantillons d’ADN. Ils les ont ramenés en Allemagne. En 2002, j’ai demandé ces échantillons, pour des identifications. Les Allemands ont dit: on vient de les détruire, le TPIY a dit qu’on pouvait le faire.
– Après votre perquisition de la maison jaune, qu’avez-vous fait?
– Je n’avais rien à faire! Tout était dans les mains du TPYI.
– Et pourquoi le TPYI n’a rien fait?
– C’est bizarre que l’ex-procureure [Carla Del Ponte] publie un livre à succès où elle parle de ça alors qu’elle pouvait ouvrir une enquête quand elle était en fonction et avant la date en 2007 où le tribunal devait cesser ses enquêtes. De notre côté, nous avons fait notre travail. Ils diront qu’ils n’avaient pas de juridiction sur l’Albanie. Mais si cela les avait davantage intéressés, ils auraient pu être plus proactifs. Tout comme ils auraient pu enquêter sur les 470 disparus après l’arrivée de la KFOR, Serbes pour la plupart.
– Comment expliquer que la vérité mette tant d’années à émerger?
– J’ignore aujourd’hui encore quelle a été la stratégie du tribunal sur le Kosovo. Ils ont très peu enquêté et leurs deux seules accusations n’ont rien donné. Ils ont finalement blanchi – et glorifié – les leaders kosovars. Il faut dire que la police de l’ONU était un désastre. Tu es agent de circulation en Suisse ou en Angleterre et te voilà six mois au Kosovo chargé d’une enquête sur des crimes de guerre… Tu commences par où, tu fais quoi? Plus généralement, comment faire une enquête sur ton pays hôte? Dont les dirigeants contrôlent l’endroit où tu travailles? Tu vas balancer tout ce que tu as contre eux? Une fois, j’étais à Pristina avec un représentant spécial de l’ONU, je ne donnerai pas de nom, en train de discuter d’un crime dont l’UÇK était responsable. Il me dit: «Thaçi est devant la porte, il vient peut-être me parler de la même chose que toi. Tu peux sortir par la porte de derrière?» C’est de la realpolitik, je comprends, mais un crime est un crime.