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Le scandale Enron ouvre le procès des dérégulations américaines

Kenneth Lay, le président du géant de Houston, a fini par jeter l'éponge sous la pression des créanciers. Un coup de théâtre s'est déjà produit lors des premières auditions au Capitole

Le grand déballage de la faillite Enron devant une dizaine de commissions du Congrès a commencé jeudi, et il a été précédé d'un retentissant coup de cymbale. Kenneth L. Lay, le fondateur et président du géant de Houston, a jeté l'éponge. Pouvait-il faire autrement? Les créanciers demandaient sa tête afin qu'un nouveau patron puisse mieux sauver ce qui peut encore l'être. Et Lay a perdu le plus puissant de ses amis. George Bush, dans son effort de prendre le plus de distance possible avec celui qu'il appelait familièrement Kenny Boy, s'est dit «outragé» par la manière dont la compagnie texane a trompé ses employés et les investisseurs, y compris la belle-mère du président, qui aurait perdu plus de 8000 dollars dans la débâcle…

Rubans de papier

Il devenait d'autant plus urgent pour la Maison-Blanche de couper tous les ponts que l'implication des plus hauts responsables – aussi bien chez Enron que chez Arthur Andersen – dans les manipulations financières qui ont précipité la chute de l'entreprise est de plus en plus évidente. Lundi soir, un tribunal fédéral de Houston a été informé que des documents avaient été encore détruits au siège central d'Enron et réduits en fins rubans de papier que le FBI a emmenés dans des cartons.

La recherche des responsables au sommet de la pyramide est au centre des premières auditions à la Chambre et au Sénat. Un autre coup de théâtre – plus attendu – s'est produit devant les représentants. David Duncan, le juriste d'Arthur Andersen, viré la semaine dernière parce que sa direction l'accuse d'avoir ordonné la destruction en masse des documents compromettants, a refusé de témoigner car la commission ne lui garantissait pas l'impunité sur ce qu'il dirait. Le 5e amendement de la Constitution permet en effet à un témoin de ne pas s'incriminer lui-même.

Mais on sait ce que Duncan a choisi de taire. Le juriste ne veut pas porter seul le chapeau, et il affirme que la décision de détruire à Houston les preuves avait été prise par la direction d'Arthur Andersen à Chicago. Les preuves? Ce sont les documents comptables démontrant que les dissimulations financières, qui ont permis à Enron d'afficher des profits constants, avaient été orchestrées au plus haut niveau. L'entreprise avait créé trois mille sociétés partenaires, dont l'une des fonctions était d'évacuer des charges vers des paradis fiscaux tout en faisant apparaître dans les comptes de Houston des bénéfices dodus mais illusoires.

Cependant, les interrogations des Américains ne concernent pas que les raisons de la chute du géant. Leur curiosité se porte aussi désormais vers les conditions de l'ascension foudroyante qui ont permis en quinze ans de faire d'une petite société texane le 7e groupe industriel américain. La clé du succès de Kenneth Lay, c'est d'avoir transformé son entreprise de production et transport de gaz en un énorme conglomérat de distribution de services, le gaz, mais aussi l'eau et l'électricité dans tout le pays. Mais cette expansion ne s'est pas toujours faite, dans la concurrence, par la conquête de nouveaux marchés. Elle a été obtenue par la déréglementation radicale de tous les secteurs qui intéressent Enron, et par l'ouverture des réseaux locaux et municipaux de distribution au libre marché, dans lequel le groupe de Houston s'est taillé de véritables monopoles régionaux. Là, pour l'eau, le gaz et l'électricité, les familles sont les clients obligés d'Enron. Mais un tel empire ne pouvait pas se construire sans travailler au corps le Congrès, et cela renvoie au lobbying politique que Kenneth Lay et son entreprise ont pratiqué sans réserve, alimentant principalement la caisse du parti républicain et celle de George Bush, sans oublier pourtant les démocrates. L'exemple le plus caricatural de ce démarchage politique est celui du couple texan Phil et Wendy Gramm. Tous deux députés, ils se sont battus au Capitole en faveur de la libéralisation la plus poussée, et l'argent d'Enron n'a pas manqué pour les encourager. Wendy Gramm, jusqu'en 1992, était la présidente d'une commission cruciale pour servir les ambitions du groupe de Houston, et une loi dans ce sens a été votée en 1993, quelques jours avant l'installation de Bill Clinton à la Maison-Blanche. Peu après, Kenneth Lay faisait entrer Mme Gramm dans son board of directors. Les époux texans, c'est vrai, ont aussi perdu des plumes dans la faillite du 2 décembre. Mais cela n'enlève rien au fait qu'ils ont été les instruments dociles de l'ascension d'Enron. Et ils n'en ont aucun remords.