Le sel de la guerre dans le Donbass
Ukraine La Russie a interdit l’importation de sel ukrainien, qui est extrait de l’immense mine proche de la ville de Soledar
Pour le moment, Soledar, dans le nord de la région de Donetsk, est à l’abri des bombes. Même si le son des tirs d’artillerie de l’armée ukrainienne dans la ville voisine de Popasna se réverbère dans cette petite cité de 12 700 habitants, pas un obus n’est tombé sur ses immeubles, même lorsque l’armée a repris la ville en juillet dernier aux rebelles pro-russes.
Mais cette semaine, une guerre économique a éclaté. Lundi, Rospotrebnadzor, l’organisme russe de surveillance des droits des consommateurs, a imposé une interdiction temporaire sur les importations de sel ukrainien. Or, Soledar, «le don du sel», a été construite en 1881 sur un immense gisement souterrain de sel gemme, dont les couches font une quarantaine de mètres d’épaisseur, de l’or blanc au pays du charbon.
«Raisons sanitaires»
ArtyomSol, la compagnie d’Etat qui exploite la manne, détient le monopole du sel en Ukraine. Elle produit 7 millions de tonnes par an et exporte dans 22 pays, de l’Allemagne au Vietnam, en passant par le Yémen et le Mali. «55% de notre production part en Russie», indique Lioubov Nikolayevna Loban, ingénieure en chef d’ArtyomSol.
Les 3200 employés de la compagnie d’Etat, déjà préoccupés par l’aggravation de la guerre, ont eu le souffle coupé lorsqu’en début de semaine, les télévisions russes, largement regardées dans la région, ont tenté de rassurer les consommateurs russes en prédisant que «les stocks de sel actuellement dans le commerce étaient sains», mais que la production nouvelle ne l’était plus…
«La Fédération de Russie interdit notre sel pour des raisons sanitaires, c’est ahurissant; nous avons tous les documents attestant la qualité de notre production, et cela fait cent trente ans que la composition chimique de notre sel n’a pas changé», stipule Lioubov Nikolayevna, alors que depuis le début de la guerre plusieurs contrats ont déjà été rompus.
Dans le petit train qui sillonne les galeries d’un puits à 300 mètres de profondeur, Leonid Feodorovitch, bientôt 66 ans, chef des travaux d’extraction, diplômé de l’Université polytechnique de Donetsk et entré dans l’entreprise en 1970, s’inquiète autant d’un éventuel retour des combats que de la menace économique. «Nous souhaitons que les Russes continuent d’acheter notre sel, qui est d’une qualité que vous ne trouverez pas ailleurs, mais surtout parce que les Russes sont nos frères, on a tous des relations en Russie», justifie celui qui se qualifie très clairement de «pro-ukrainien» et n’a absolument aucune sympathie pour les séparatistes, voyant pas mal de «bandits» dans leurs rangs.
«Rien que dans ce puits, il y a mille personnes, pour moitié des hommes, pour moitié des femmes, poursuit Leonid Feodorovitch. Chacun a une famille, des enfants, des futurs mineurs, des futurs machinistes. Si on perd notre travail, la ville de Soledar cessera d’exister, il n’y a pas d’autres employeurs ici. Mais on est prêts à se battre, et à chercher d’autres marchés.»
Même dans un Donbass profondément rétif aux orientations pro-européennes de Kiev, à ArtyomSol, l’idée de se tourner vers l’Europe était déjà dans l’air avant la guerre. Elle pourrait être une solution à l’agression économique subite.
«Pour nous, l’accord avec l’Union européenne était une idée importante. Ça nous intéresse beaucoup de travailler avec l’Europe, on est prêts à chercher de nouveaux marchés, assure Tatyana Strishchenko, chargée de communication d’ArtyomSol. Nous espérons qu’il s’agit juste d’une décision politique, d’un malentendu, et que ce sera bientôt résolu.»
Communauté ruinée
Retour à la surface. Dans une autre vie, Iouri Tovstokorenko était responsable marketing à Soledar. Aujourd’hui, le maire de la ville gère les centaines de «paquets humanitaires» du Fonds Rinat Akhmetov et tente de reloger les «1167 réfugiés». «Depuis l’été, ça s’était calmé, mais là on sent la pression augmenter», dit-il.
Plus des deux tiers des impôts locaux de la ville proviennent de la mine, et en faisant pression sur l’Etat ukrainien, les autorités russes risquent de ruiner une communauté entière. «Comment fera-t-on pour payer les écoles, soutenir les actions sociales? Qu’est-ce qu’on fait si le sel s’arrête?» se demande Iouri Tovstokorenko. A Soledar, les larmes de la guerre pourraient avoir un goût salé.