Le Temps: Le fantôme de la Tchétchénie est omniprésent dans votre livre. L’est-il aussi dans la guerre en Ukraine?
Sergueï Lebedev: Si vous regardez de près la biographie des principaux généraux chargés de l’agression contre l’Ukraine, vous verrez qu’ils étaient tous lieutenants ou capitaines en Tchétchénie. Ils partagent tous cette expérience et cette même manière de porter, non pas une guerre, mais des expéditions punitives contre la population civile tchétchène. C’est cela qu’ils savent faire, et qu’ils peuvent faire aujourd’hui. C’est en Tchétchénie que s’est transformée l’armée russe en ce que nous voyons aujourd’hui: une armée de «punisseurs».
Cela a également transformé la société russe?
Bien évidemment. En 1994, lorsque le premier conflit de Tchétchénie a débuté, la guerre était très populaire. Personne n’était réellement enthousiaste, mais nul n’était prêt à manifester et à prendre des risques en faveur des Tchétchènes. Nous nous sommes habitués, et la guerre a continué, même si nous étions au courant des dévastations, des crimes, des violences, puisque à l’époque, il existait encore des médias libres. Nous avons pourtant décidé de fermer les yeux en prétendant que nous n’étions pas responsables; que nous ne pouvions rien y faire.
Notez que ces événements ne faisaient, déjà, que reproduire le même cercle de crimes sans châtiment qui a caractérisé l’URSS. Cela explique en partie qu’aucun des hommes politiques n’ait empoigné la cause tchétchène. La justice ou les crimes de guerre n’ont jamais été intégrés dans les agendas politiques, et ce, depuis les débuts du poutinisme. Dans les années 1990, la Tchétchénie s’est transformée en une zone de non-droit, où tout était devenu possible. Cette zone s’est ensuite étendue jusqu’à avaler toute la Russie. Et elle tente d’avaler maintenant l’Ukraine…
Ce serait donc une sorte de péché originel?
A mes yeux, il est très important de tracer les origines des violences modernes actuelles. Tous ces actes de violence ont leur biographie, rien ne naît dans l’instant. Ce que nous avons vu il y a cinq ans à Salisbury, c’est aussi le fruit d’une trajectoire, d’une longue histoire dont les racines plongent dans le passé.
Ce qui est très frappant, et qui se retrouve encore en Tchétchénie, c’est l’abandon de toute idée de choix. Il y avait le choix de négocier. Il y a toujours le choix. Tout ne dépend pas de prétendues déterminations géographiques ou historiques. Cela s’accompagne de cette vision qui a tout emporté, celle d’une Russie qui est si grande, si puissante, si monumentale… Qui sont ces «rebelles» tchétchènes, ou aujourd’hui ces Ukrainiens, face auxquels nous devrions nous rabaisser à négocier, malgré le fait qu’ils aient osé tuer nos généraux? Nous sommes au cœur de cette tragédie qui a vu la Russie, malgré l’effondrement de l’URSS, malgré les désastres économiques des premières années, conserver intacte cette affirmation impériale qui lui sert de colonne vertébrale.
Comment voyez-vous le fait que Vladimir Poutine soit désormais inquiété par la justice internationale?
La question n’est pas de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose, mais de se plier à la nécessité de la justice. Cela dit, cette décision me laisse aussi un goût amer: en tant que Russes, cela aurait dû être notre tâche de rendre justice. Mais nous sommes incapables de le faire. Pour les militaires ou les responsables d’Etat, le signe est néanmoins clair: c’est un retour à la réalité. Cette fois, cela ne se passera pas comme avec la Tchétchénie ou les autres guerres. Il est l’heure de se rendre compte où nous ont amenés toutes ces violences précédentes. Désormais, le chronomètre est enclenché.
Vous voulez dire pour une réparation?
Prenez les déclarations de Dmitri Medvedev [l’ancien président de la Russie, ndlr]. Il suggère de lancer des missiles contre le Tribunal pénal international à La Haye. C’est extraordinairement parlant. Les officiels russes pensent encore qu’ils pourront trouver un moyen de tromper l’Occident. Ils imaginent qu’on pourra oublier tout ça, avant de recommencer à zéro. Et pour cause: ils ont passé vingt ans à fonctionner de cette manière. Mais aujourd’hui cette décision est un rappel aux généraux et aux responsables de la Défense qui sont à l’œuvre contre l’Ukraine: cette fois, cela ne se passera pas comme ça. Il n’y aura pas de marché à passer avec cet Occident qu’ils décrivent constamment comme «pourri» mais dont, au fond d’eux, ils guettent les signes de reconnaissance.
Vos remarques soulèvent le problème d’une éventuelle responsabilité collective russe. Où vous situez-vous sur cette question?
Je me sens extrêmement honteux de notre incapacité à nous positionner collectivement. Cela a fait ressurgir des souvenirs: j’avais 18 ans lors de la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2000) et il était totalement clair que je serai envoyé là-bas. Mes parents ont divorcé pour éviter cette issue: on n’envoie pas au front les fils de femmes seules. A l’époque, j’avais bien réalisé que c’était un crime d’aller en Tchétchénie. Mais qu’ai-je fait pour joindre les forces de l’opposition à la guerre? La vérité, c’est que je n’ai pas consacré le moindre effort à une possible résistance. Nous ne sommes pas prêts à résister par la force à l’accomplissement de ces crimes. Bien sûr que nous sommes responsables! Faute de mieux, il faut au moins que nous le reconnaissions.
Pour revenir à la terrible scène de paintball dans votre livre, que peut faire l’enfant face à ce déferlement de violence et de folie de son propre père?
Je vais vous répondre un peu par la bande. Il y a deux ou trois ans, un célèbre magazine russe avait demandé à des critiques d’établir la liste des 100 meilleurs livres russes. J’y ai cherché les ouvrages d’Anna Politkovskaïa [assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou, le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine, ndlr]. Seraient-ils parmi les 20 premiers? Dans les 50 premiers? Ils n’y figurent tout simplement pas! Or Politkovskaïa a été la seule à parler des brutalités qui ont été commises en Tchétchénie, et de la façon dont elles ont façonné la Russie contemporaine. Tout cela est passé sous les radars de ce qu’on peut appeler «l’élite» libérale culturelle russe. Cette exclusion symbolique en dit long. Oui, la résistance est difficile, mais elle est nécessaire.
Des centaines de milliers de gens ont pourtant fui le pays, notamment pour échapper à la «mobilisation»?
Les Russes actuels ne sont pas des citoyens soviétiques. Ils ont voyagé, ils se sont familiarisés avec l’Ouest, ils en consomment les biens. Mais ils sont plongés dans ce que j’appellerais un «état de fatalité». Notez l’ironie du terme: les hommes ont été «mobilisés» pour partir à la guerre. En dehors de cette «mobilisation», il n’y en a aucune autre. C’est comme si les Russes n’étaient pas en charge de leur propre vie. Discuter de la Tchétchénie, de la Géorgie ou de l’Ukraine? Impossible, car même ceux qui se réclament de l’opposition vous diront que ce n’est pas la Russie qui est dangereuse mais le régime de Poutine. Evoquer le colonialisme, l’histoire impériale, c’est compromettre ce discours bien commode qui rejette la faute sur les seuls dirigeants. Ce que les gens ne voient pas, c’est le fait que c’est précisément cette histoire non réglée qui a produit le régime russe actuel.
*«Le Débutant», Editions Noir sur Blanc, 2022, 219 p.