Avec Sheba Crocker, les Etats-Unis sont de retour dans la Genève internationale
Portrait
Arrivée à l’ONU en janvier 2022, l’ambassadrice incarne l’engagement retrouvé de Washington dans le multilatéralisme. Elle juge cruciale la contribution de la Cité de Calvin pour résoudre les problèmes globaux

La diplomatie, c’est un gène familial. Chester et (Bath)Sheba Crocker, un père et sa fille. Tous deux ont occupé le poste de secrétaire d’Etat adjoint sous Ronald Reagan pour le premier, sous Barack Obama pour la seconde. Le premier était responsable des affaires africaines, Sheba des organisations internationales. Tous deux ont écrit une page unique dans l’histoire diplomatique états-unienne. Jamais un père et une fille n’avaient occupé une telle fonction. Aujourd’hui, Sheba Crocker, 54 ans, est l’ambassadrice et cheffe de la Mission des Etats-Unis auprès des Nations unies à Genève.
Après les années tumultueuses de l’administration Trump qui avait claqué la porte du Conseil des droits de l’homme (CDH) et menacé d’en faire de même à l’OMS, cette native de Washington dont la mère a grandi au Zimbabwe incarne le retour des Etats-Unis au multilatéralisme. Elle donne de la chair au slogan du président Joe Biden, «America is back». Pour l’ambassadrice animée par un optimisme et un enthousiasme communicatif, «l’idée de plancher sur des problèmes vraiment compliqués, de les résoudre ou de contribuer à leur trouver une solution m’a toujours séduite», précise-t-elle.
Accueil chaleureux
Arrivée à Genève voici un an, elle a été surprise par l’accueil «extrêmement chaleureux» des diplomates et hauts fonctionnaires onusiens installés au cœur de la Genève internationale qui avaient pourtant été hérissés par la vision arrogante et unilatérale de Trump. Sheba Crocker le dit elle-même. Elle est née et a grandi à Washington, une ville à laquelle elle reste très attachée. Washingtonienne, elle n’est toutefois pas affectée par le syndrome que les Américains décrivent avec l’expression «inside the Beltway» pour critiquer la mentalité parfois un peu exclusive de la capitale américaine.
Multilatéraliste dans l’âme, elle est familière de l’ailleurs et de l’Autre. A Genève, vaste écosystème multilatéral comprenant plus d’une trentaine d’organisations internationales et près de 400 ONG, elle est comme un poisson dans l’eau. «Nous reconnaissons de plus en plus, estime-t-elle, que la Genève internationale nous aide à essayer de résoudre les grands défis globaux qui nous attendent. Je suis 100% convaincue que le travail accompli à Genève est absolument crucial pour traiter des problèmes géopolitiques d’aujourd’hui et de demain. Pour les Etats-Unis, qui sont le plus grand contributeur au système des Nations unies, c’est essentiel d’être ici.»
Bien qu’elle connaisse Genève pour y être venue à plusieurs reprises pour le Département d’Etat, elle a naturellement eu besoin d’un temps d’adaptation quand elle s’est installée dans sa résidence en pleine campagne vaudoise, avec aux alentours de grands champs agricoles qui s’étendent à l’infini. Mais elle a très vite apprécié l’accès facile à la nature. En famille, elle aime pratiquer la randonnée, le vélo, aller au bord du lac ou en montagne. En matière de ski, elle admet, pince-sans-rire, que la famille va s’y mettre sérieusement, mais qu’il y a encore une belle marge de progression. Comme nombre de citoyens américains qui viennent s’établir en Suisse, la diplomate a encore de la peine à se faire à la fermeture des magasins le dimanche.
A l’ONU à Genève, le retour à un plein engagement des Etats-Unis n’est toutefois pas aisé. Au CDH, la confrontation entre la Chine, la Russie, certains Etats africains et l’Occident est parfois musclée. Sheba Crocker incarne une administration Biden déterminée et compétente, mais aussi dotée d’une certaine humilité. A l’image du secrétaire d’Etat Antony Blinken, qui soulignait devant le CDH la nécessité de travailler à résoudre la question raciale aux Etats-Unis après la mort de George Floyd, asphyxié par un policier blanc, la diplomate juge nécessaire de collaborer avec tous les acteurs qui façonnent désormais le système multilatéral.
Les bouchées doubles
Bien que la démocratie américaine ait connu une grave crise en janvier 2021 avec l’assaut du Congrès, Sheba Crocker continue de croire fondamentalement aux valeurs démocratiques: «Etre une démocratie, c’est être disposé à faire son introspection, à rester ouvert au sujet de ses propres lacunes et du chemin qu’il reste à parcourir pour s’améliorer.» A Genève, elle n’est pas dupe des enjeux de sa mission: le système international en grande partie mis en place par les Etats-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est fortement remis en question par certaines puissances. Les principes démocratiques, dit-elle, «sont fortement menacés».
Après la politique de la chaise vide menée par Trump dont Pékin a profité, Washington a compris qu’il fallait mettre les bouchées doubles. La diplomatie américaine s’est ainsi fortement impliquée pour permettre à l’Américaine Doreen Bogdan-Martin de se faire élire secrétaire général de l’Union internationale des télécommunications (UIT), un poste désormais stratégique à l’heure où la bataille des normes fait rage. «La première femme en quasi 158 ans d’histoire de l’UIT», fait remarquer l’ambassadrice. Après douze mois à Genève, Sheba Crocker en a conscience: le travail ne fait que commencer.
Profil
1968 Naissance à Washington.
1991 Bachelor en histoire à Stanford.
1996 Doctorat en droit à Harvard.
2007 Conseillère du secrétaire général adjoint au Bureau d’appui de l’ONU à la consolidation de la paix.
2008 Conseillère en affaires internationales à la Fondation Bill and Melinda Gates.
2014 Secrétaire d’Etat adjointe dans l’administration Obama.
2022 Représentante permanente des Etats-Unis auprès de l’ONU à Genève.
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