A peine prononcé, «le» mot s’est écrasé d’une traite sur le tableau blanc, lettres latines perdues au milieu d’une farandole de mots arabes. «Point G», répète Nehal Badie, hijab gris sur robe noire. Son ton d’institutrice tranche avec l’insolite de ses paroles. Dans la salle, exclusivement féminine, quelques pouffements de rire déchirent le silence. Calée contre le rétroprojecteur, la gynécologue voilée poursuit, croquis à l’appui, son exposé en dialecte égyptien: «Au lit, la femme est égale à l’homme. Il est de son plein droit de jouir du même plaisir sexuel, et de connaître ses zones érogènes.»
Enfoncée dans sa chaise, une Cairote en niqab pose son stylo, incrédule face à ces paroles peu communes dans un pays pétri de traditions religieuse et patriarcale, où la femme est souvent réduite à son rôle de procréatrice. Encore plus inattendu: ce cours d’initiation à la sexualité dispensé aux jeunes mariées se déroule au deuxième étage d’un immeuble vétuste du quartier de Guizah, siège de l’antenne locale du Parti liberté et justice, la branche politique des Frères musulmans.
Depuis l’élection, en juin, d’un Ikhwan (un «Frère»), Mohamed Morsi, à la présidence, sa branche féminine s’active sur tous les fronts: politique, caritatif, social, éducatif… «Aujourd’hui, les femmes constituent plus de 21% des membres du PLJ, soit plus qu’au sein des partis libéraux!», se vante Ghada Hashad, une des membres actives de la section «femmes» du parti. Vitrine délibérément attrayante d’un mouvement islamiste interdit et diabolisé sous Hosni Moubarak et qui souhaite aujourd’hui en finir avec les amalgames, les «Sœurs musulmanes» multiplient ainsi les initiatives en tout genre: des cours d’alphabétisation aux récentes campagnes en faveur de la Constitution… en passant par ces nouveaux ateliers d’éveil sexuel. Au risque – mais en sont-elles conscientes? – de provoquer une mini-intifada au sein de la Confrérie en s’émancipant un peu trop des hommes.
Longtemps, ces fidèles petites soldates de la Confrérie sont restées dans l’ombre des Frères. Pour des raisons sécuritaires, principalement. «Les Frères étaient régulièrement jetés en prison. Les épouses, elles, devaient faire preuve de plus de prudence, parce qu’il fallait bien que quelqu’un s’occupe des enfants», raconte Dina Zakkaria dans un parfait anglais. Cette membre du comité des relations étrangères du PLJ – et mère de garçons jumeaux –, nous reçoit dans son appartement cossu de Dokki, sur la rive gauche du Nil.
Entre femmes, le foulard tombe, laissant apparaître de longs cheveux qui lui courent jusqu’à la taille. Autour d’un jus de fruits frais, qu’elle a fièrement préparé, les souvenirs remontent à la surface: «J’avais 18 ans quand j’ai rejoint les Frères sous Moubarak, à l’insu de mes parents. Je ne leur ai révélé mon appartenance qu’après la révolution. A l’époque, on militait dans la clandestinité. Tandis que les hommes prenaient plus de risques, le rôle des femmes était essentiellement restreint aux œuvres caritatives et sociales. Chaque semaine, on organisait des Osra («famille», en arabe), des réunions à huis clos où nous parlions religion, famille et politique. Pour déjouer les mokhaberat, les services de renseignement, le lieu de la rencontre variait d’une semaine à l’autre. Quand on se donnait rendez-vous par téléphone, on se contentait de dire: allons prendre un thé lundi prochain.»
Les temps ont changé. Le téléphone cellulaire collé à l’oreille, cette «Sœur» qui se définit comme «une femme libérale aux idées islamiques» court aujourd’hui de plateaux télé en conférences lorsqu’elle n’est pas en déplacement à l’étranger pour représenter les Ikhwans. «Regardez: je voyage sans mon mari, je conduis ma voiture, je donne des interviews, j’encourage l’éducation des femmes… Certains disent qu’on veut imposer le voile à toutes les Egyptiennes. C’est faux!», lance Dina Zakkaria.
Créée en 1932 par Hassan Bana, le père fondateur des Frères, la branche des «Sœurs» n’en est pas à sa première percée. Elle a même son modèle de référence: une certaine Zeinab al-Ghazali, embastillée sous Nasser dans les années 1960 pour ses activités dissidentes. En 2000, une autre femme, Jihan al-Halafawi, fit parler d’elle, pour avoir été la première «Sœur» à se présenter aux législatives. Cinq ans plus tard, elles furent une douzaine à briguer un siège au parlement.
Mais leur véritable mue date de la révolution de janvier 2011. En 18 jours de révolte contre Moubarak, et contre le gré de la vieille garde conservatrice des Frères, les jeunes «Sœurs» ont campé sur la place Tahrir, manifesté aux côtés des hommes, hurlé des slogans à tue-tête. Du jamais vu. Une audace qui a d’ailleurs poussé les plus effrontées à finir par claquer la porte de la Confrérie.
Sara Mohamad, 20 ans, est l’une d’elles. Foulard à fleurs, baskets roses et sac rouge tulipe, l’étudiante en communication s’explique: «J’ai toujours été rebelle, toujours milité pour une plus grande participation des femmes. Mais, sous Moubarak, les Frères me disaient que c’était trop risqué, que je pouvais être arrêtée. Le problème, c’est qu’après la révolution, rien n’a changé. En public, oui, les Sœurs sont plus visibles. Mais en interne, elles restent marginalisées. Alors, je suis partie.» Son père, un Frère haut placé, ne lui a jamais pardonné. Pour la remettre «sur le droit chemin», sa mère a même dépêché au Caire un Ikhwan d’Alexandrie. En vain. «Le problème avec les membres de la Confrérie, c’est qu’ils sont convaincus qu’ils ont raison. Tu es avec eux ou contre eux. Il n’y a pas de juste milieu», soupire Sara, en concédant que les repenties de sa trempe demeurent encore minoritaires. «De toutes mes amies, nous sommes seulement six à avoir quitté l’organisation», souffle-t-elle.
Les autres, celles qui sont restées, se flattent d’avoir saisi le nouvel élan révolutionnaire pour sauter de plain-pied dans la politique. Aux élections législatives de l’automne 2011, on les a vues arpenter les ruelles boueuses des bidonvilles en distribuant, promesses d’aides sociales à l’appui, leurs tracts de campagne. Lors du référendum sur la Constitution, décriée par les libéraux, elles ont fait du porte-à-porte pour séduire les moins convaincues.
Sans oublier cette candidature très remarquée, en début d’année, de Sabah Sakari à la tête du PLJ. Le poste est finalement revenu à l’ex-chef du parlement, Saad al-Katatni. Mais la brèche est ouverte. Et derrière son austère foulard bleu, cette ancienne pharmacienne au dynamisme tout-terrain est de celles qui entendent l’élargir. «Le Coran prône l’égalité entre hommes et femmes», insiste-t-elle, en s’appuyant sur le livre saint qu’elle dit avoir décortiqué dans le moindre détail. Pour elle, la femme peut accéder à tous les corps de métier: chef d’entreprise, juge, agriculteur. Quid de la présidence de la République? «Je suis prête à briguer ce poste», répond-elle tout de go.
«Pure propagande!», s’insurge Ehsan Yahia. A 37 ans, cette féministe islamiste éprise de démocratie songea dernièrement à rejoindre les «Sœurs». Un vrai parcours du combattant, impliquant une participation assidue aux meetings de la Confrérie, en plus d’un contrôle détaillé de ses us et coutumes – de sa présence à la mosquée à ses fréquentations. Au fil des mois, cette Egyptienne bardée de diplômes a vite déchanté. «Un jour que j’étais invitée à une conférence sur les femmes organisée par le PLJ, j’ai constaté, à ma grande surprise, que la plupart des spectatrices avaient été acheminées par bus. A chaque fois que l’orateur prononçait le nom de Morsi, elles applaudissaient mécaniquement. Comme dans une secte où l’on vénère aveuglément un gourou!», dit-elle.
Le référendum sur la Constitution acheva de la décevoir. «Quand je m’étonnais des ambiguïtés du texte, notamment sur l’éducation ou les droits des enfants, on m’envoyait balader», dit-elle. Révoltée, elle finit par publier sur sa page Facebook une photo d’elle arborant une pancarte déclamant: «Oui à la charia, non à la Constitution!» Depuis, elle a été rayée des listes de l’organisation. «Pour moi, la religion est un gage de justice et d’honnêteté. Mais les Frères musulmans s’en servent à des fins politiques. De même pour leurs présumées œuvres sociales: un moyen d’acheter les votes!», tranche-t-elle. «Quant aux femmes, poursuit-elle, déçue, elles ne peuvent convoiter le poste de guide de la Confrérie. Elles ne peuvent même pas faire partie du bureau de guidance!»
«Ce sont des conditions dont nous nous satisfaisons pleinement», rétorque Ghada Hashad, la Sœur du Parti liberté et justice de Guizah, quand on l’interroge sur le statut de la femme. Pour elle, «une femme doit être active, à condition que ça ne nuise pas à sa famille». Et d’ajouter, comme on récite une prière: «La famille est la pierre angulaire de la société. Si elle échoue, alors le pays échoue.» C’est paradoxalement le leitmotiv de tous ces nouveaux cours destinés aux femmes de son quartier. Les thèmes sont aussi variés qu’inattendus: lecture de la presse, initiation à la politique, conseil juridique, éducation des enfants, mariage, reproduction et sexualité.
«Aujourd’hui, les Sœurs musulmanes sont prises au piège de leurs propres contradictions. Vitrine des Frères au féminin, leur groupe a pour mission de propager sa doctrine au plus grand nombre. Mais leur nouveau rôle politique et la prise de conscience de leur corps dans l’intimité du couple constituent une mini-révolution», relève un observateur avisé.
A Guizah, elle a déjà commencé. Dans le huis clos de cette salle de cours improvisée dans l’enceinte du PLJ, Nehal Badie, la gynécologue-institutrice insiste, baguette à l’appui: «Dieu a créé le sexe pour faire des enfants. Mais dans un couple marié, il n’est pas haram («illicite») d’avoir de simples désirs à assouvir, pour l’homme comme pour la femme!» Attentives, ses élèves se jettent sur leurs carnets pour les noircir des conseils minutieusement dispensés. «Il ne reste plus qu’à passer aux travaux pratiques», roucoule l’une d’elles. Sans parler d’un mai 68 à l’égyptienne, les Sœurs musulmanes sont en pleine mutation.
«Leur nouveau rôle politique et la prise de conscience de leur corps dans l’intimité du couple constituent une mini-révolution»