Sofia à l’heure d’une petite révolution
bulgarie
Depuis bientôt trois semaines, des milliers de Bulgares manifestent chaque jour dans la rue pour dénoncer l’emprise de la mafia sur la vie politique du pays. Ils réclament plus de «morale» et de «transparence»

Même la pluie et les brusques chutes de température à Sofia ne les ont pas découragés. Mardi, ils ont manifesté pour le 19e jour consécutif, suivant toujours le même parcours: de la place de l’Indépendance, sous les fenêtres du Conseil des ministres, à travers tout le centre-ville jusqu’au pont des Aigles, ce grand carrefour à l’angle de l’Université, coupé désormais à la circulation et transformé en immense scène à ciel ouvert. Et, comme tous les jours, ils ont crié devant le parlement: «Démission», «mafia» et «ordures rouges» – une référence au passé communiste du Parti socialiste bulgare (PSB), revenu au pouvoir à la faveur du scrutin anticipé de mai dernier.
Combien sont-ils? Plusieurs milliers, jusqu’à 30 000 les week-ends; des hommes et des femmes de tous âges, parfois des familles entières. Sur les réseaux sociaux, l’opération a pour nom de code «#Danse avec moi» – un clin d’œil à l’événement déclencheur de ce mouvement qui a gagné les rues des grandes villes du pays et qui détonne par sa fraîcheur, son imagination et son énergie débordante. «C’est une véritable révolution, la révolution de juin», s’exalte l’historien Tony Nikolov, qui ne se lasse pas d’arpenter les pavés jaunes du cœur historique de la capitale, devenus le point de ralliement des contestataires.
Mais pourquoi «Danse avec moi»? A cause de l’acronyme de l’Agence de sécurité nationale (Dans), le contre-espionnage. A peine élu, le gouvernement du premier ministre, Plamen Orecharski (soutenu par le PSB, le parti de la minorité musulmane et les ultranationalistes d’Ataka), a nommé le 14 juin à la tête de la Dans un député de 32 ans, nommé Delian Peevski. Le problème n’était pas tant son jeune âge ou son manque d’expérience dans un domaine particulièrement sensible, mais bien son profil révélateur, selon les manifestants, de l’emprise de «l’oligarchie» sur la vie politique. Fils de l’une des femmes les plus riches du pays, l’ancienne patronne de la loterie nationale, Irena Krasteva, le jeune Peevski dirige le plus grand empire médiatique du pays (surtout des journaux à scandale), financé par une banque, la KTB, suspectée par Washington de servir de «lessiveuse» à la pègre locale, selon un télégramme diplomatique américain de 2006.
«C’est comme si la mafia avait pris ouvertement en main la gestion du pays», explique le politologue Ognian Mintchev. Ce jour-là, les officiers de liaison des ambassades occidentales ont d’abord cru à une mauvaise blague, puis à un malentendu. C’est bien cet homme qui allait être leur interlocuteur dans la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme? Pour les Bulgares aussi, ça a été la goutte qui a fait déborder le vase. «Une telle nomination ne peut signifier qu’une seule chose: que la Bulgarie compte sortir de l’Union européenne», a estimé Ivan Krastev, l’influent directeur du Centre d’études libérales de Sofia.
A la grande différence des manifestants de février, qui étaient sortis dans la rue acculés par la pauvreté et, souvent, manipulés par les partis, les protestataires d’aujourd’hui exigent davantage de «morale» et de «transparence» dans la vie politique. «Ces gens sont dans la rue pour défendre des questions de principe», résume Dimitar Bechev, qui dirige le bureau de Sofia du Conseil européen des relations étrangères. Plus lyrique, l’écrivain Guéorgui Gospodinov s’est émerveillé devant la «beauté pleine de sens» de ces indignés bulgares. «Ce sont les forces vives du pays, les représentants de la classe moyenne et supérieure», explique le blogueur Konstantin Pavlov, l’un des animateurs informels du mouvement. «Ce n’est pas un club élitiste comme disent nos détracteurs, parce que je ne connais pas de club élitiste qui regroupe plus de 30 000 membres», poursuit-il.
Outre le cas Peevski, sur lequel le gouvernement a dû faire machine arrière, d’autres nominations ont également provoqué l’incrédulité des observateurs, à commencer par celle du leader du parti néonazi Ataka, Volen Siderov, à la tête de la commission chargée de «l’éthique» à l’Assemblée (lire encadré). Et ce n’est pas tout. Un vice-ministre de l’Intérieur a été limogé deux heures après avoir pris ses fonctions: la presse a révélé qu’il était lié à une société de sécurité à la réputation sulfureuse. Un ministre chargé des Investissements a été accusé, documents à l’appui, d’avoir perçu des allocations chômage en France pendant qu’il exerçait comme architecte en Bulgarie. Un ministre des Transports a été pris en flagrant délit de mensonge. Et, enfin, le chef de la diplomatie, Kristian Viguenin, qui, aussitôt nommé, a remis en poste tous les ambassadeurs ayant collaboré avec les anciens services secrets communistes congédiés par le précédent pouvoir…
«Ce n’est plus de la maladresse mais une insulte aux valeurs européennes», se désole un cadre du PS français. Au sein des socialistes européens, il n’est pas le seul à s’inquiéter de cette dérive des «camarades bulgares» dont le leader, Sergueï Stanichev, est aussi le président du Parti socialiste européen. Pour beaucoup, le point de non-retour a été franchi lorsque les socialistes bulgares se sont alliés avec les néonazis d’Ataka pour pouvoir gouverner. «C’était une ligne rouge à ne pas franchir», rappelle le Français.
«C’est comme si la mafia avait pris ouvertement en main la gestion du pays»