Dans la tranquillité nocturne de la jungle de Sigiriya, un village sri-lankais connu pour son site historique classé au patrimoine mondial de l’Unesco, quelques touristes venus apprécier la nature et son silence. Pourtant, le soir, des détonations viennent rompre la quiétude du lieu et résonnent dans l’immensité des champs proches des deux réserves naturelles qui bordent le village, Kaudulla et Minneriya. Chaque soir, les fermiers de la région jettent des pétards vers les éléphants sauvages pour protéger leurs cultures; mais souvent, ces tentatives de défense s’avèrent vaines et leurs terres sont saccagées. Alors les agriculteurs doivent se résoudre à sortir l’artillerie lourde: ils confectionnent des bombes, appelées les hakka patas. Elles sont ensuite dissimulées dans des légumes, comme des citrouilles, et explosent dans la bouche des éléphants trop gourmands. Les blessures engendrées peuvent parfois tuer l’animal. Un sort tragique, mais que ces fermiers, confrontés à une crise agricole sans précédent depuis la création du pays, estiment nécessaire.

Au Sri Lanka, le conflit avec les pachydermes ne date pas d’hier. «Il fut un temps, les animaux et les humains étaient très proches», explique Asanka Dharmappriya, guide de safari à Sigiriya. «Aujourd’hui, pour nourrir la population croissante, il a fallu plus de terres, et elles se trouvent sur le chemin des éléphants. Ils ont le droit de passage, ce sont les rois de la jungle.». Vinod Malwatte, le directeur exécutif de l’ONG Lanka Environment Fund, corrobore: «Une recherche du Centre pour la conservation et la recherche (CCR) constate que près de 70% des pachydermes restent en dehors des aires protégées. Ils ne peuvent pas s’en tenir aux frontières arbitraires que les humains ont mises sur leur passage. Ils suivent le chemin naturel de la terre et errent d’un point d’eau à un autre point d’eau.» Et surtout, insiste Asanka Dharmappriya, «pour la nourriture, ils sont comme les humains: s’ils goûtent une fois à quelque chose qui leur plaît, ils vont revenir pour en manger et ravagent les terres».

Dix ans de prison

Le Sri Lanka est le pays du monde où le plus grand nombre d’éléphants sont tués chaque année. En 2019, quelque 361 d’entre eux sont morts. Et sur les cinq dernières années, «nous en avons perdu environ 2000. C’est un problème énorme qui menace l’avenir de cette population d’éléphants sri-lankais, la deuxième plus grande d’Asie.» Certains fermiers, comme Sujeewa – il préfère taire son vrai nom – ont vu cinq fois leurs terres dévastées par le passage d’éléphants en trente ans. «Et je ne parle pas des petits dégâts occasionnés tous les ans», confirme le quadragénaire avec tristesse.

Cet agriculteur vit avec sa femme et son fils, handicapé, sur son terrain. Ils partagent tous trois le même lit, un matelas déposé sur une paillasse à même le sol. C’est l’unique mobilier de la modeste maisonnée. La plupart du temps, Sujeewa doit dormir dans une cabane dans les arbres, faite de ses mains. Ce n’est pas pour le confort de sa cabane qu’il y passe ses nuits, mais pour surveiller les éléphants. De cette façon, il anticipe leur venue et peut commencer à les effrayer si la barrière électrique faite maison ne fonctionne pas. La première technique avant d’utiliser des pétards consiste à hurler pour leur faire faire demi-tour. Si cela ne marche pas, les pétards sont envoyés. Les hakkas patas, disposés dans des légumes près des plantations, sont le dernier recours.

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Si Sujeewa a fini par céder à la violence contre les éléphants, «c’est pour survivre», assure-t-il. «Je suis endetté. J’ai dû faire de nombreux prêts à la banque, à des voisins riches. Maintenant ils veulent des garanties que je n’ai pas. La vie est de plus en plus difficile. Et les pétards ne suffisent plus à effrayer les éléphants. Ils sont trop malins.» La crise agricole qui frappe le pays n’arrange rien. C’est pour cela que ces fermiers prennent des risques considérables pour se défendre car «l’utilisation de hakka patas est passible d’une amende de 1 million de roupies sri-lankaises (environ 2700 francs suisses) et de 10 ans de prison», selon Asanka Dharmappriya.

Des crimes environnementaux qui vont augmenter

Les rendements agricoles du pays se sont effondrés à la suite de la décision du gouvernement en mai 2021 de passer au 100% bio sans pesticides. Une décision hâtive, non préparée et qui, aggravée par la pandémie de covid, n’a fait qu’empirer la situation économique tangente du Sri Lanka et pousser le pays au bord de la famine. En novembre 2021, une crise alimentaire sans précédent débute et vient détériorer de plus en plus les relations entre humains et éléphants. Le pays perd 40% de ses rendements annuels, n’est plus autosuffisant en riz et sombre dans le chaos. L’ex-président Gotabaya Rajapaksa a fui son pays après la prise d’assaut de son palais le 9 juillet par des milliers de manifestants en colère. Et le nouveau président par intérim, Ranil Wickremesinghe, a instauré l’état d’urgence dès son entrée en fonction fin juillet, accordant des pouvoirs étendus aux forces armées et à la police.

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«Les crimes environnementaux vont augmenter. Maintenant, par exemple, il n’y a plus de gaz: les gens doivent compter sur le feu, donc ils vont chercher les ressources naturelles qui sont autour d’eux», explique Vinod Malwatte. «Nous constatons déjà que la consommation de viande de brousse augmente, car la viande de brousse est une source de protéines pour les gens. Quand le coût de la vie augmente et que vous avez du mal à vivre, vous considérez la faune comme de la viande. C’est un sujet tellement sensible. C’est vraiment le résultat d’un dysfonctionnement gouvernemental. Les gens prendront ce qu’ils peuvent pour survivre. Ils se résoudront à tout, même à manger des éléphants.»

Les pétards hors de prix

Arushka Roshan, 40 ans, confirme les craintes du directeur de l’ONG Lanka Environment Fund. Tous les soirs, son père et lui sont obligés de veiller, comme Sujeewa, dans une cabane en hauteur. S’ils ne reconnaissent pas utiliser des hakkas patas, la famille Roshan doit utiliser quatre à cinq pétards par nuit pour chasser les éléphants et ne trouve jamais le sommeil. «Le gouvernement nous offre deux pétards par jour, le reste nous devons nous le procurer sur le marché noir», raconte Roshan fils, tout en plantant des oignons dans son champ. Il explique: «Nous gagnions environ 150 000 roupies (406 francs) tous les trois mois, mais ne faisions que 50 000 (135 francs) environ de profit. Maintenant, avec la crise, nous sommes passés à 30 000 roupies (81 francs). Il faudrait que le gouvernement nous donne 50 pétards par mois pour que nous puissions nous en sortir!» Asanka Dharmappriya, le guide de safari à Sigiriya, ajoute: «Et encore, il faut qu’ils aillent les chercher à 20 kilomètres d’ici alors que le pays souffre de pénurie d’essence!»

Kaburu Bandage Rambanda, fermier voisin de la famille Roshan, n’a pas attendu que le gouvernement fasse quelque chose pour lui, et a décidé d’installer une barrière de citronniers pour repousser les éléphants «parce qu’ils n’aiment pas ça, les citrons». Le souci, c’est qu’elle ne fonctionne qu’en période de mousson; pendant la saison sèche, «il est plus difficile de repousser les éléphants». Kaburu se sert également des pétards, mais espère du fond du cœur que le gouvernement se décidera enfin à aider les fermiers de sa région en construisant des murs, «le seul moyen de retenir ces gros animaux».

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