Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Alors qu’il était à l’époque banquier d’affaires, Stephen Bannon prend dans les années 1990 la décision la plus importante de sa carrière: en secret, il investit massivement dans une petite série télévisée prometteuse mais dont le producteur veut se débarrasser. Son nom? Seinfeld, dont les 180 épisodes ne cessent depuis lors de passer et de repasser sur les télévisions du monde entier.

C’est le jackpot. Les droits de retransmission de Seinfeld ont été estimés à plus de 3 milliards de dollars, dont plusieurs dizaines de millions sont allés directement dans la poche de Stephen Bannon. A chaque fois que Jerry Seinfeld et ses copains new-yorkais – artistes, névrosés, bobos avant la lettre, forcément démocrates – apparaissent sur les écrans, ils continuent aujourd’hui encore d’accroître la fortune de celui qui, entre-temps, est devenu l’éminence grise de Donald Trump et la bête noire de ses opposants.

Miroir inverse de «Seinfeld»

Malgré ce premier coup d’éclat, Stephen Bannon était pratiquement inconnu il y a quelques mois encore. Inconnu, du moins hors de l’Amérique profonde, ce miroir exactement inverse de l’univers qu’incarne Jerry Seinfeld. Lorsque, en août dernier, Donald Trump le choisit comme chef de campagne, ce n’est pas l’ancien banquier qui est nommé, mais le fondateur et chef de Breitbart News Network. C’est un juste retour des choses: enfourchant en un clin d’oeil les thèses du candidat milliardaire new-yorkais, Breitbart a inondé le pays de reportages et de commentaires sur la détresse des Américains blancs face au «déluge» de clandestins mexicains, sur le «crime noir» qui terrifie les villes américaines blanches, sur les «rencontres secrètes» entre Hillary Clinton et les «banquiers internationaux» dont le projet est de détruire la souveraineté des Etats-Unis.

Samedi dernier, à la stupeur générale, le président Trump a offert un trône à Bannon en lui accordant officiellement une place au sein du Conseil de sécurité national (CSN) l’enceinte dans laquelle, autour du président, se prennent les décisions majeures en termes de sécurité et de politique internationale. Dans le même mouvement, la présence du directeur du renseignement national et du chef d’état-major n’a plus été jugée indispensable lors de ces réunions. A chacun son entre-soi…

Cette ascension de Stephen Bannon n’est en réalité qu’une confirmation. Le discours d’inauguration du président, et particulièrement la vision apocalyptique d’une Amérique qui serait soumise à un «carnage»? Un discours écrit par celui dont le nouveau président avait fait son «chef de stratégie». L’interdiction d’entrée aux Etats-Unis des personnes en provenance de sept pays à majorité musulmane? En droite ligne avec les positions de Bannon, telles qu’il les a explicitées sans relâche sur les ondes de la radio Breitbart News pendant des années.

A la vérité, l’administration Trump n’est pas le premier cheval qu’enfourche ainsi cet ancien officier de marine, qui aime insister sur ses origines modestes mais qui est aussi passé par la Georgetown University et la Harvard Business School avant d’entamer sa carrière de banquier chez Goldman Sachs. Tirant profit de la fortune gagnée avec Seinfeld, il a notamment signé un film élogieux sur Sarah Palin, la colistière de John McCain qui incarna le mouvement du Tea Party, cette ancienne éruption populiste du parti républicain dont Donald Trump est, d’une manière compliquée, l’héritier.

Si la bataille de Stephen Bannon est celle de la destruction de l’establishment, l’ancien chef de Breitbart News la comprenait aussi contre les figures républicaines installées. Même George Bush junior, entouré de ses néoconservateurs, ne trouvait pas grâce à ses yeux, lui qui n’avait pas assez clairement identifié l’ennemi de «l’Ouest judéo-chrétien». Lorsque, l’année dernière, il était interrogé sur la montée du fascisme en Europe dans les années 30, Bannon répondait: «Ecoutez, c’était assez sombre. Mais il y a maintenant quelque chose de beaucoup plus sombre en Europe. Et c’est l’islam.»

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«Côté obscur de la force»

De fait, le nouveau pilier de la Maison-Blanche semble avoir une attraction particulière pour la noirceur. «J’aime l’obscurité. Dark Vador, Satan… C’est le pouvoir», affirmait-il encore l’année dernière, après avoir été nommé par Trump. Une référence au «côté obscur de la force» qui, selon lui, permet d’aveugler ses ennemis «en leur cachant ce que sommes en train de faire». Dans la même interview, Stephen Bannon s’en prenait une fois de plus à la «bulle métrosexuelle» (merci Seinfeld!) mais aussi à «l’élite» de manière générale, qu’elle soit libérale (au sens américain) ou conservatrice. L’ennemi à abattre: c’est ce qu’il appelle le «parti de Davos», en référence au forum du même nom.

Il n’est pas étonnant que son entrée au sein de CSN alarme aujourd’hui bien au-delà des cercles démocrates. En 2013, lors d’une autre interview, le Dark Vador de la Maison-Blanche avouait une autre admiration: «Lénine voulait détruire l’État, et c’est aussi mon but. Je veux que tout s’effondre et que soit détruit l’ensemble de l’establishment actuel.» Il n’était alors que le propagandiste de Breitnews. Une plateforme dont la fréquentation du site internet a doublé ces derniers mois: 16 millions de visiteurs par mois.