Les masques de protection, leur efficacité, leur absence, leur production, sont au cœur des préoccupations ces jours. Nous y consacrons une série d’articles.

Lire aussi:

Strasbourg, 3 juillet 2013. Tonio Borg pense avoir tourné la page. Propulsé, en novembre 2012, commissaire européen à la Santé et aux consommateurs, l’ancien ministre des Affaires étrangères maltais a trouvé le sujet qui fera oublier l’épisode douloureux de sa nomination, à la suite du renvoi de son prédécesseur John Dalli, accusé de conflit d’intérêts avec l’industrie du tabac.

En salle de presse de l’Europarlement, Tonio Borg brandit 15 pages: la décision du Conseil des ministres de l’UE sur les «sérieuses menaces sanitaires transfrontalières» qui assiègent les 28 Etats membres de l’Union, à peine votée par les eurodéputés en séance plénière. Le document tire les leçons de la pandémie grippale H1N1 de 2009 – il sera publié en octobre dans le Journal officiel de l’UE, référence 1082/2013 – et alerte d’emblée sur les dangers du coronavirus connu au Moyen-Orient, le MERS-CoV. «L’une des principales réalisations de la décision est qu’elle établit la base juridique pour la coordination des achats conjoints volontaires de vaccins et de médicaments au niveau de l’Union européenne, peut-on lire en introduction. Nous commencerons par l’achat de vaccins pandémiques: les Etats membres qui participent à ce processus pourront en fournir à leurs citoyens dans de meilleures conditions que par le passé.»

La question des masques de protection chirurgicaux et FFP2 figure en annexe. Et pour cause. Ces équipements, tout comme une liste d’autres instruments prioritaires anti-pandémies, sont listés comme cibles prioritaires de la recommandation numéro un de la décision: «Coordination au niveau de l’UE de la planification de la préparation et de l’intervention en cas de menaces transfrontalières graves pour la santé, y compris l’amélioration de l’accès aux vaccins et autres contre-mesures médicales (par exemple, la possibilité d’achats conjoints contre la grippe pandémique)». Sur le papier, l’affaire est donc bien engagée. La ministre française de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, s’est, quelques jours plus tôt à Bruxelles, félicitée de cette décision en déroulant les chiffres des stocks français constitués face à l’épidémie de H1N1, en 2009: 723 millions de masques FFP2 mis en place depuis 2005 (402 millions importés, 321 millions fabriqués) et 1 milliard de masques chirurgicaux accumulés depuis 2006. Ne reste plus, au niveau communautaire, qu’à passer à l’acte.

Promesses enterrées

Or, rien ne va suivre comme prévu, malgré un premier acte prometteur: la signature, le 10 avril 2014, à Luxembourg, d’un accord entre 14 des 28 pays de l’Union pour des achats publics communs afin «que les vaccins et les médicaments pandémiques soient disponibles en quantité suffisante et à un prix correct en cas de menace sanitaire transfrontalière». La raison est bien sûr financière. En ce début 2014, la présidence tournante de l’UE n’est autre que la Grèce, enlisée dans sa dette abyssale. «Personne ne voulait débourser pour quoi que ce soit, se souvient un diplomate en poste à Athènes à cette époque. Pour les Grecs, dont les hôpitaux subissaient de plein fouet le choc de la crise, cette question sanitaire européenne paraissait presque surréaliste.»

Les Ministères des finances renâclent. En France, le budget de la santé stagne. La doctrine sur les masques change. Le Secrétariat général à la défense nationale préconise flux tendus et achats à l’étranger. Seul Berlin fait de la résistance: «Dans la plupart des pays de l’UE, les dépenses de santé ont augmenté plus lentement ces dernières années qu’en Allemagne. En moyenne, dans l’ensemble de l’UE, les dépenses n’ont augmenté que de 0,7% par an entre 2009 et 2015», note l’OCDE. Résultat: zéro achat public commun. Ironie du calendrier: c’est cet accord de 2014, inutilisé, qui a servi de base, le 19 mars 2020, à l’annonce par la Commission européenne des «premiers achats communautaires stratégiques» de masques de protection et d’appareils de réanimation, à hauteur de 50 millions d’euros! Le choc du Covid-19 a ressuscité les promesses enterrées.

Réductions des dépenses de la santé

L’autre versant de l’échec européen est politique. Retour en 2014. La fièvre Ebola ravage l’Afrique et pourrait débarquer sur le Vieux-Continent en cette année d’élections européennes et de renouvellement de la Commission. L’un des candidats à sa présidence, le conservateur français Michel Barnier (nommé bien plus tard négociateur en chef sur le Brexit, et aujourd’hui contaminé par le Covid-19) est très au fait des questions sanitaires puisqu’il a rédigé, en mai 2006, un rapport sur la création d’une force européenne de protection civile aux premières lignes clairvoyantes: «Le coût de la «non-Europe» en matière de gestion de crise est trop élevé», écrivait-il. Mais le jeu politique en décide autrement: le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker l’emporte. Et la priorité sanitaire transfrontalière s’évapore…

Un rapport sur les systèmes de santé européens est publié en 2018, avec l’OCDE. Il ne mentionne nulle part le risque de pandémie. Encore moins la constitution de «stocks stratégiques» médicaux, recommandés en 2013. Au contraire. Son second chapitre est tout entier consacré à la réduction indispensable des dépenses de santé des pays membres, soit environ 9,6% du PIB européen. «Un cinquième des dépenses de santé est gaspillé et pourrait être réduit ou éliminé sans nuire à la performance du système de santé, peut-on lire. La réduction de ces dépenses est donc importante.»

Des coupes sont recommandées dans les équipements hospitaliers et les médicaments: «Il faut d’urgence un ensemble de leviers politiques du côté de l’offre et de la demande qui comprennent la garantie de l’optimisation des ressources […] et l’exploitation du potentiel d’économies.» Les masques, les vaccins, les médicaments de première urgence en cas de pandémie? Disparus corps et biens.

La solidarité n'est pas morte

Sept ans se sont écoulés depuis la décision communautaire de juillet 2013. Un pas vers les stocks stratégiques anti-Covid-19 vient d’être franchi, encore conditionné toutefois à un accord sur leur entreposage et leur financement par le budget de l’UE. Des vols militaires allemands viennent d’évacuer des patients français, la solidarité n’est pas morte. Sauf que l’Italie agonise. L’Espagne suffoque. La France tremble. Sur fond d’une vérité dure à accepter. Certes, la santé reste d’abord, en vertu des traités de l’UE, une prérogative des Etats membres. Mais tout était en place pour mieux faire après le H1N1 et Ebola. L’Union a juste choisi d’autres priorités. Avec un masque financier.

Collaboration: Solenn Paulic

Retrouvez les principaux autres articles du Temps sur le corona virus