La nuance s’impose chaque jour davantage. L’armée pakistanaise ne mène pas une offensive contre les talibans dans la région du Waziristan, la zone la plus troublée de la ceinture pachtoune frontalière avec l’Afghanistan, mais contre un seul groupe de cette mouvance islamiste radicale.

Alors que l’opération déclenchée à la mi-octobre contre les foyers rebelles du Sud-Waziristan va entrer dans sa troisième semaine – le bilan officiel est à ce jour de 239 «terroristes» et 31 soldats tués –, il se confirme que l’armée n’a pas renoncé à son jeu traditionnel séparant les «bons talibans» (à ménager) des «mauvais talibans» (à combattre). Un tel traitement différencié, justifié par les officiels pakistanais par la nécessité d’isoler le noyau jugé le plus dangereux, promet de susciter des tensions avec les Américains confrontés à une insurrection afghane se nourrissant de bases arrière localisées au Waziristan. A l’évidence, Islamabad et Washington ne partagent pas la même évaluation du degré de «dangerosité» imputé à tel ou tel groupe taliban.

La cible actuelle de l’armée pakistanaise est le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), dont le fief se trouve au Sud-Waziristan, plus précisément dans l’arc formé par les localités de Makeen, Ladha et Sararogha. Fort d’une dizaine de milliers de combattants, le TTP recrute principalement au sein de la très influente tribu des Mehsud. Depuis sa création fin 2007, le TTP a commis l’essentiel des attentats-suicides ayant ensanglanté le Pakistan, dont vraisemblablement celui ayant coûté la vie à l’ex-premier ministre Benazir Bhutto.

Au printemps 2009, il avait opéré une percée spectaculaire dans la vallée de Swat, et dans ses districts adjacents, non loin de la capitale, suscitant une vigoureuse contre-offensive d’Islamabad. Face à l’expansionnisme affiché du TTP, le gouvernement semblait résolu cette fois – après des années d’ambiguïté – à s’attaquer à la «racine du mal», c’est-à-dire le centre de commandement du Sud-Waziristan.

L’opération actuelle confirme ce raidissement stratégique contre un mouvement ayant déclaré la guerre à l’Etat pakistanais lui-même. Mais Islamabad a besoin, à cette fin, de s’assurer de la neutralité bienveillante d’autres groupes talibans du Waziristan, promus «bons talibans» car évitant d’affronter l’armée pakistanaise. En effet, la progression de l’armée au cœur des terres du TTP ne pourrait avoir lieu sans l’accord tacite du groupe de Gul Bahadur, qui contrôle les grands axes du Nord-Waziristan, et de celui du mollah Nazir, basé autour de Wanna, le chef-lieu du Sud-Waziristan. Le gouvernement joue aussi sur des groupes dissidents au sein de la tribu Mehsud, notamment le groupe dit Abdullah Mehsud – un ancien prisonnier de Guantanamo relâché en 2003 puis tué en 2007 au Baloutchistan –, dont les héritiers se sont dressés contre l’état-major du TTP au motif que ce dernier avait basculé dans le «terrorisme». S’ils refusent de s’en prendre à Islamabad, ces «bons talibans» pakistanais n’opèrent pas moins contre les troupes de l’OTAN en Afghanistan, suscitant l’exaspération des Américains. Le plus actif est celui de Gul Bahadur, qui héberge sur ses terres du Nord-Waziristan le réseau dit Haqqani – du nom du vétéran du djihad antisoviétique Jalaluddin Haqqani – qui contrôle une partie de l’insurrection dans l’est afghan. Les analystes estiment que le «réseau Haqqani» est lié à Al-Qaida.

Les officiels pakistanais nient que l’opération au Sud-Waziristan se soit accompagnée d’accords locaux avec ces groupes. «Il n’y a pas d’accords, déclare Mahmoud Chah, ancien secrétaire aux affaires tribales du gouvernement de la province de la Frontière-du-Nord-Ouest (NWFP). Le gouvernement n’a nullement confiance en ces groupes. «Accord formel ou pas, Mahmoud Chah reconnaît toutefois que l’armée «ne peut pas affronter tous ces groupes à la fois», ce qui sous-entend qu’elle opère un tri.

Khadim Hussein, professeur à l’université Bahria, à Islamabad, évoque, lui, une «sélectivité» risquant de susciter le trouble d’une opinion publique qui soutient, pour l’instant, l’offensive au Sud-Waziristan. «Ce soutien pourrait ne pas durer, avertit-il, si l’impression se confirme que le gouvernement ne s’attaque pas à l’infrastructure de l’ensemble des organisations islamistes armées basées au Pakistan.»

Les services secrets de l’armée pakistanaise ont longtemps été accusés de «double jeu» ou de «duplicité» à l’égard de groupes djihadistes servant les intérêts géopolitiques d’Islamabad à l’extérieur, notamment au Cachemire indien ou en Afghanistan. «Il y a toujours une ambiguïté», reconnaît Khadim Hussein. Manzoor Ali, correspondant à Peshawar du quotidien Daily Times, y voit pour sa part un danger à terme. «Rien ne garantit que ces «bons talibans» d’aujourd’hui ne vont pas se retourner demain contre le gouvernement», met-il en garde.

L’expérience a en effet prouvé que la frontière entre «bons» et «mauvais talibans» est plus que volatile.