«Les piscinistes n’ont qu’à reprogrammer leurs équipes pour construire du 15 août au 15 février. On ne va pas tous crever de soif pour qu’ils puissent remplir des piscines au printemps ou en été.» Nicolas Garcia, le très médiatique et truculent maire communiste d’Elne, a devancé tout le monde. Entre les énormes stations balnéaires d’Argelès-sur-Mer et de Saint-Cyprien, pas loin de Perpignan, sa petite ville a fait parler d’elle en interdisant dès le 1er mars, et jusqu’à nouvel ordre, toute construction de piscine.

Avec l’été qui arrive et les nombreux vacanciers qui vont prendre d’assaut le sud de la France, la question de la répartition de l’eau se pose en effet de manière historiquement aiguë cette année au vu de l’extrême sécheresse en cours. Du jamais vu depuis le début des mesures selon le préfet des Pyrénées-Orientales, qui a passé, le 10 mai, une grande partie du département en situation de «crise», le plus haut niveau d’alerte. Il a, lui aussi, drastiquement serré la vis la semaine dernière en interdisant la vente de piscines hors sol et les appoints d’eau pour pratiquement toutes les autres piscines résidentielles du département.

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«Le préfet aurait pu aller plus loin et fermer celles des campings pour qu’ils puissent sauver leurs arbres», lance Nicolas Garcia. «Là, ils ont interdiction d’arroser mais leurs piscines restent ouvertes. Les arbres sont très importants et ils vont crever. On peut très bien dire aux touristes qu’avec la crise ils n’ont qu’à aller se baigner dans la mer», ajoute-t-il avec un sourire et un allant qui font passer la radicalité de certains propos. «Plus important encore, j’ai aussi interdit les nouveaux forages privés de particuliers connectés au réseau et cette interdiction je la maintiendrai tant que je serai maire», ajoute celui qui est aussi président du Syndicat des nappes du Roussillon. «Ces nombreux forages privés ne servent qu’à arroser ou à remplir sa piscine sans compter car l’eau prise directement dans la nappe est gratuite.»

Eviter l’évaporation

Le maire d’Elne explique par ailleurs que son frère n’a pas changé l’eau de sa piscine depuis dix ans. «Quand je réautoriserai la construction, ce que je serai obligé de faire, je les soumettrai au même dispositif de filtrage performant et de couverture pour éviter l’évaporation et le changement d’eau tous les ans», promet-il, ceint de son éternelle écharpe rouge. «Beaucoup de gens construisent des piscines bon marché, ils les remplissent gratuitement, mettent trois pastilles de chlore et, venu le printemps, ils voient qu’elle tourne et la vident à l’égout. Ce modèle n’est plus possible.»

A quelques centaines de mètres de la mairie, Djallil est en train de construire avec un peu d’aide son propre bassin, dans la rue résidentielle des Pommiers, sympathique mais sans prétention avec ses petites maisons ocre. Ce policier municipal de 36 ans s’y est mis en septembre, sur ses jours de congé. «C’est simplement pour que mes trois enfants puissent s’amuser en été. Les pauvres, ils ont chaud», explique-t-il, méfiant au premier abord puis plein d’humour. Djallil ne compte pas remplir sa piscine cet été. Et pour la suite, il a prévu un filtre et une bâche assez efficaces pour ne pas avoir à la vider pendant plusieurs années. Comme d’autres habitants croisés dans son quartier, il approuve les mesures du maire: «Il faut sensibiliser les gens, leur expliquer. Il y a eu des réunions d’information, comme pour le jardin agricole de mon père à qui on a conseillé de planter des produits moins consommateurs en eau que les tomates. A l’école aussi on apprend aux enfants à couper l’eau quand ils se brossent les dents. Maintenant, ce sont eux qui me transmettent les bons usages.»

Globalement, l’écrasante majorité des personnes interrogées dans la région ont insisté sur le fait qu’elles avaient changé leurs habitudes et que la population était très sensible aux messages sur les risques de sécheresse. Luc, un quadragénaire qui vient d’acheter un robot nettoyeur de piscine en périphérie de Perpignan, assure par exemple qu’il récupère l’eau de sa douche pour remplir son bassin et arroser son jardin.

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Car la situation est grave. Toute la France s’en est particulièrement rendu compte quand quatre villages de cette région ont été privés d’eau potable en avril, dont celui de Corbère, où le précieux liquide en est arrivé à ne plus sortir du tout des robinets pendant quelques heures. Le forage habituel ne suffisait plus, il fallait en activer un autre et s’assurer que l’eau y était potable. Alors que la distribution de bouteilles pour la consommation humaine avait été «bien organisée» pendant plusieurs jours, Julie, jeune trentenaire qui habite là depuis quatre ans, se souvient d’avoir été très surprise un matin en découvrant au réveil que sa maison était purement et simplement privée d’eau courante. «Ça fait bizarre quand même, nous dit-elle en passant du sourire accueillant à la gravité. Je trouve la situation très inquiétante et on sait que ce sera le cas de plus en plus souvent à l’avenir.»

Le maire quasi octogénaire de Corbère, Joseph Silvestre, relativise: «Avec la sécheresse, on a été pris de court. Peut-être que l’on a construit trop vite aussi. Il faut remailler le secteur. Mais si ça se trouve, en automne on aura beaucoup de pluie et on entendra plus parler de Corbère. A mon âge, j’en ai vu d’autres. On parle parfois de faits centennaux et dans ce domaine, j’en connais un rayon. Les anciens m’ont dit qu’on a connu des sécheresses pires dans les années 1930. Eh bien, la pluie finit toujours par revenir, parfois trop.»

Les pieds dans l’étang

Quant aux piscines, pour ce vieux maire très profondément ancré dans son village situé du côté montagneux de Perpignan, elles ne servent à rien. «Il doit y en avoir une cinquantaine par ici. Quand j’étais jeune, il n’y en avait pas une. Je m’en passe très bien. Moi, quand j’ai un peu de temps libre, je mets mes pieds dans l’étang et je me régale. Les piscines, c’est une mode, un signe extérieur de richesse.» Ce n’est pas l’avis de Stéphane Figueroa, président de la Fédération des professionnels de la piscine à l’échelle nationale et par ailleurs directeur général de Fluidra France, un grand producteur et distributeur de produits pour piscines basé à Perpignan: «Ce qui est rassurant pour nous, c’est que le particulier est toujours amoureux du secteur piscine, c’est un phénomène de société. La France est le premier marché en Europe avec 3,4 millions de piscines. Et il s’en construit encore 70 000 par an. C’est une vraie industrie, et en plus elle exporte.»

Pour lui, les mesures de la préfecture mettent en danger cette branche et sont injustes. «Nous avons l’impression d’être des boucs émissaires quand on sait que les piscines représentent 0,15% de l’utilisation de l’eau à l’échelle nationale. Les pouvoirs publics n’ont pas fait leur travail sur les réseaux et, comme il faut proposer des solutions et que les piscines sont ce qui se voit le plus, on décide de ne plus les remplir. Mes clients sont les professionnels du secteur. Vous voyez que sur le parking il n’y en a aucun aujourd’hui, en pleine saison, c’est du jamais vu. Ils sont purement et simplement à l’arrêt.» Pour faire face, Stéphane Figueroa assure que les piscinistes peuvent aller chercher de l’eau dans l’Aude ou en Espagne. Ils payent l’eau et reviennent avec des citernes. «Jusqu’ici la fédération n’était pas favorable à cette pratique à cause de son impact carbone. Mais si les gens ne peuvent pas travailler, il faut bien qu’ils trouvent des solutions, ils ne vont pas rester à l’arrêt en pleine saison.»

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Pour le représentant de la branche, «une fuite au robinet, c’est bien plus d’eau perdue qu’un appoint de piscine, il aurait donc été plus judicieux de répartir les efforts entre tous». S’y ajoute un problème de communication selon lui. En pointant les piscines résidentielles, la préfecture crée de l’animosité contre les touristes, un secteur vital pour la région. «Les habitants ont l’impression que l’on favorise les visiteurs, qui eux, pourront se baigner. La préfecture fera tout pour sauver le tourisme.»

«Tourist bashing»

Julie, notre habitante de Corbère qui a été privée d’eau, reste souriante malgré tout et confirme: «Quand on y pense, c’est aberrant: on va avoir une énorme affluence de touristes dans les mois qui viennent alors que nos agriculteurs, qui vivent ici à l’année, seront au bord du gouffre. Il faut vraiment que les vacanciers soient conscients de la gravité de la situation pour nous.» Nicolas Garcia ne dit pas autre chose: «Il faut que les touristes réalisent qu’ils arrivent dans un département sinistré. Des flyers vont être distribués dans tous les campings. Cette campagne et l’écho médiatique vont marquer les esprits», veut-il croire, espérant que les vacanciers comprendront «qu’il ne faut pas prendre quatre douches par jour ou remplir une piscine gonflable pour les enfants». Benjamin, serveur dans un club de plage assez chic d’Argelès-sur-Mer, craint cependant qu’en parlant dans tous les médias de la crise de l’eau et des incendies de forêt, on ne finisse pas par décourager les touristes. «J’espère que les autorités nous laisseront quand même travailler, même si la situation s’aggrave. Après deux ans de covid, les campings n’en peuvent plus.»

Il y a bien «un tourist bashing qui monte» remarque Nicolas Garcia. «Mais on ne va pas pouvoir annuler les 10 millions de nuitées prévues pour l’été. Peut-être qu’il faudra faire évoluer le tourisme de masse, mais comme pour l’agriculture, ça prendra des années et il faudra des aides publiques pour prendre ce virage.» Il assure aussi que les vacanciers ne monopolisent pas plus de 3% de l’eau potable consommée dans le département. «Ça ne va pas faire pencher la balance alors que le tourisme pèse près d’un tiers de l’économie ici.»

Car à moyen terme, Nicolas Garcia pense plutôt que c’est tout un mode de vie qu’il faudra changer. «La manière de se déplacer, la manière d’urbaniser, la manière de produire. Y compris pour les agriculteurs qui ont arraché leurs vignes pour les remplacer par des pêches qui consomment beaucoup. On pourrait aussi avoir davantage de piscines communales pour les gamins.» Celle d’Elne a été fermée par son prédécesseur, et pour la rouvrir, il faudrait engager des travaux de rénovation que la ville ne peut pas se permettre.

Stéphane Figueroa assure quant à lui que les professionnels de la piscine tentent de repenser leur secteur, avec des cuves de récupération d’eau dans les maisons, une saisonnalité différente des constructions, des flyers de sensibilisation aux bonnes pratiques et bien d’autres mesures qui devraient s'étendre à tous les autres usages de l’eau, selon lui. «Quand il y a eu des problèmes d’énergie, on a fait appel au bon sens des Français. On a bloqué le chauffage à 19 degrés, on a acheté des doudounes et on s’en est sorti.»