Suerie Moon: «Avec le coronavirus, les Etats-Unis courent au désastre»
Interview
Experte dans les pandémies, la codirectrice du Centre de santé globale de l’Institut de hautes études internationales et du développement juge très dangereux le manque de leadership politique de la Maison-Blanche. Elle estime aussi que les Etats, trop repliés sur eux-mêmes, n’ont pas eu une réaction suffisante à la crise

Codirectrice du Centre de santé globale de l’Institut de hautes études internationales, ex-directrice du groupe indépendant de Harvard-LSHTM sur Ebola, Suerie Moon jette un regard critique sur l’expansion du Covid-19.
Le président américain Donald Trump a décidé d’interdire les vols de l’Europe aux Etats-Unis. Il est fortement critiqué pour son manque de leadership. Quelles peuvent en être les conséquences?
Le message que le président américain, ses ministres et ses conseillers, voire les membres de son parti, envoient à l’opinion publique au sujet de la crise du coronavirus est extrêmement dangereux. Donald Trump a laissé entendre que le coronavirus pourrait disparaître cet été. Personne n’a de réponse définitive à ce sujet. Mais minimiser ainsi la crise est irresponsable. Le constat est aggravé par le fait qu’il n’y a pas de ligne de communication claire entre les leaders politiques et les experts de santé publique. Comme la santé est une compétence des Etats, ces derniers décident eux-mêmes de ce qu’il faut faire. Mais ce n’est pas coordonné, ni cohérent. C’est même très chaotique. Dans une telle situation, l’action de l’Etat fédéral est indispensable. Le Covid-19 va se propager très rapidement, car il n’y a pas de décisions gouvernementales efficaces. Or quel que soit le système politique en place, démocratie ou pouvoir autoritaire, l’action de l’Etat est fondamentale. On ne peut simplement pas laisser les marchés ou les individus décider de la marche à suivre.
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La crainte des experts, c’est le système social et sanitaire américain…
L’une des grandes faiblesses de la société américaine, c’est qu’elle ne repose que sur un filet social extrêmement fragile, voire parfois inexistant. Certains citoyens n’ont pas de retraite, n’ont pas de congés maladie payés. Ils doivent décider s’ils doivent aller au travail ou non. Mais s’ils n’y vont pas, ils ne seront pas payés et ne pourront pas payer leur loyer ni nourrir leurs enfants. Ils risquent de perdre leur travail. Vous avez des millions d’Américains dans cette situation. Si vous y ajoutez le manque de couverture médicale universelle, la situation est encore pire. Beaucoup n’ont pas les ressources pour aller se faire tester à l’hôpital. Ces barrières sont dangereuses. Les gens sont dans l’impossibilité de faire ce que le gouvernement leur demande. C’est la raison pour laquelle on s’oriente vers un vrai désastre. C’est peut-être la crise qui poussera le pays à enfin se doter d’un filet social digne de ce nom.
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L’administration Trump a coupé des budgets des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) et les empêche de parler librement. A-t-elle nui à la crédibilité scientifique des CDC?
Non, les CDC ont toujours une réputation incroyablement solide tant aux Etats-Unis qu’à l’international. Les scientifiques qui y travaillent viennent du monde entier. Le problème, c’est que le directeur du CDC est nommé par Trump. Or c’est là tout le défi. Nous sommes en pleine année électorale. Cette présidentielle est sans doute l’une des plus cruciales depuis des années. Le mélange des genres n’est donc pas bon. En cette période de pandémie, les CDC ne peuvent pas se permettre de voir leur action et leur crédibilité minées par des responsables politiques. Ce d’autant qu’il y a encore de très nombreuses questions scientifiques ouvertes quant au coronavirus qui compliquent la riposte.
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Quelle est la gravité de la pandémie?
Beaucoup tirent des parallèles avec la grippe espagnole de 1918 pour de bonnes raisons. Mais la situation de l’époque n’est pas du tout comparable à celle d’aujourd’hui. A voir la rapidité avec laquelle le coronavirus se propage, sa virulence et le fait qu’il y a de plus en plus d’indications que le virus se transmet de manière asymptomatique (sans l’apparition de symptômes), on se rend compte qu’il est très compliqué de contenir l’épidémie. Il est aussi très difficile de savoir quelles sont les mesures qui sont efficaces et celles qui le sont moins, quelles sont celles qui affecteront le moins l’économie, la société et les systèmes de santé. Trouver le bon équilibre dans un contexte aussi incertain est un casse-tête. Nous sommes en train de vivre un moment d’histoire. Personne ne s’attendait à ce que toute l’Italie soit mise en quarantaine. Mais n’oublions pas que la population de l’Italie, c’est deux fois moins que celle de la province de Hubei, où a démarré l’épidémie (Wuhan) et qui avait été mise en quarantaine.
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Comment évaluez-vous la gestion de la crise par l’Organisation mondiale de la santé?
La crise que nous traversons montre la persistance du principe de la souveraineté étatique dans les affaires mondiales. Prenez l’exemple des gouvernements allemand et français bloquant l’exportation de matériel médical et de masques de protection. Cette attitude aura un impact direct sur d’autres pays, dont la Suisse, qui ne fabriquent pas de tels produits. Mais rien d’étonnant. La coopération internationale a toujours été fragile, mais elle l’est encore plus depuis environ cinq ans avec l’élection de leaders politiques, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui aspirent à se retirer de la globalisation. Dans un contexte où les Etats ont tendance à se replier, l’action du docteur Tedros (directeur général de l’OMS) et de son organisation est cruciale. Sans la perspective globale que fournit l’OMS, on court à la catastrophe. Au vu de la pandémie qui évolue très rapidement, il était très important que l’OMS tienne des conférences de presse quotidiennes. Elle rappelle ainsi aux leaders politiques et de la santé à travers la planète que l’approche globale de la pandémie et la solidarité sont des éléments essentiels qui incitent les citoyens à agir de manière responsable.
Les Etats touchés ont-ils bien réagi?
Le degré de mobilisation à l’échelle internationale a été largement insuffisant. Les grands pays et grandes économies ont peut-être la capacité de mettre à disposition des ressources financières et technologiques, mais il faut leur rappeler que le combat à mener ne peut l’être de façon individuelle, pays par pays. C’est la grande faiblesse de notre système global.
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L’OMS pourrait-elle en faire plus?
Elle a des moyens limités. On ne lui donne pas les outils juridiques, économiques et financiers pour en faire davantage.
Pourquoi l’OMS a-t-elle attendu si longtemps avant de qualifier la crise de pandémie?
Je ne suis pas sûre qu’il s’agit là d’un débat essentiel, car il ne change rien à la situation. L’OMS n’a pas beaucoup d’outils pour convaincre les gouvernements nationaux à se préparer à la pandémie et à coordonner leurs efforts. Elle a utilisé le levier de l’état d’urgence avec la Chine pour qu’elle coopère au maximum, car Pékin ne voulait pas de l’urgence. Elle a attendu avant de parler de pandémie, car c’était sa dernière cartouche pour exhorter les Etats à en faire davantage, car ils n’en ont pas fait assez.
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La Chine est-elle dès lors le modèle à suivre?
On peut se réjouir de la baisse du nombre de personnes infectées en Chine. Je n’ai pas de raison de douter des chiffres fournis. Mais nous n’avons ici que l’aspect positif des mesures chinoises. Il faudra se demander quels seront les coûts annexes des mesures drastiques prises par Pékin, savoir comment les patients souffrant d’autres maladies ont été traités, combien en sont morts, les coûts économiques réels et aussi les violations des droits humains. Nous n’aurons peut-être jamais la réponse. Avec Pékin, la collaboration scientifique est meilleure que par le passé. Mais le partage des données épidémiologiques et cliniques est encore lacunaire.
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Que vous inspire l’attitude du pouvoir chinois, qui se félicite d’avoir bien géré la crise?
Il a manifestement réussi à transmettre au monde un message différent en montrant qu’il a été responsable et coopératif. Il essaie de montrer l’exemple. Il vient d’apporter une contribution de 20 millions de dollars à l’OMS pour lutter contre le Covid-19. Par ses efforts diplomatiques et politiques considérables, Pékin veut changer le narratif de la crise sanitaire, même si personne n’a oublié où la crise a commencé (sur un marché de Wuhan). Ce changement a provoqué de fortes réactions aux Etats-Unis. Nombre de politiciens américains de haut niveau se sont précipités pour parler de coronavirus chinois. Une attitude très dangereuse, car on stigmatise un pays avec le risque qu’il ne partage plus des informations vitales à l’avenir.
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Quel espoir nourrir pour un vaccin?
Il y a apparemment douze candidats prêts à investir dans une telle entreprise. Mais un vaccin ne sera pas possible sur le plan mondial avant au moins un an. Quant à des antiviraux, nous avons déjà des tests cliniques dont les résultats seront connus en avril. La demande pour de tels médicaments sera énorme. Il est question du remdesivir de la firme Gilead. Ce groupe pharmaceutique ne sera pas capable de répondre seul à la demande. Si ces tests sont positifs, on risque d’assister à une crise politique majeure. Qui va produire ces antiviraux, qui va les distribuer, à quel prix? Si ces antiviraux ne sont pas produits en quantité suffisante, qui y aura un accès privilégié? Les cas les plus aigus, ceux qui ont le plus de chances de survie, les médecins et infirmiers? Il n’y a pas de réponse éthique, ni politique claire. Par le passé, on l’a vu, ce ne sont pas des principes de santé publique, ni d’éthique qui ont prévalu. Ce sont les puissances les plus riches qui ont imposé leur choix. Ce sont elles qui disposent des unités de production, des capacités technologiques. Cette question d’accès au médicament est une bombe à retardement politique.