De Samedan (GR) au Bureau ovale de la Maison-Blanche. La trajectoire de Fred Iklé est peu connue en Suisse. Ce citoyen helvétique, né en Engadine en 1924 et décédé le 10 novembre dernier, a été pourtant une figure centrale, bien que discrète, de l’Amérique au cours de la Guerre froide. Républicain conservateur, il occupe le poste de sous-secrétaire à la Défense de 1981 à 1987 dans l’administration du président Ronald Reagan.

Son épouse, Doris, qui fuit l’Allemagne nazie des années 1930 pour s’installer à New York, lève le voile sur ce Suisse qui a choisi de lier son destin à celui de la première puissance mondiale. Elle reçoit dans la maison familiale pourvue de grandes baies vitrées, à Bethesda, dans la banlieue chic de Washington. Dans le hall d’entrée trône un piano noir. «Fred a voulu s’y mettre. Il adorait la musique», relève-t-elle.

Puis, presque pour conjurer la douleur du deuil, elle parle des messages de réconfort qu’elle a reçus. «Donald Rumsfeld [ex-patron du Pentagone] a écrit une belle lettre. Colin Powell [ancien secrétaire d’Etat] a appelé pour exprimer ses condoléances.» Dans son autobiographie, My American Journey, ce dernier reconnaît que le livre de Fred Iklé Every War Must End («Toute guerre doit se terminer»), publié en 1971, l’a influencé dans sa décision de retirer rapidement les troupes américaines lors de la première guerre du Golfe.

Ex-secrétaire adjoint à la Défense dans les années 1980, Richard Perle ne tarit pas d’éloge: «Fred Iklé était parmi les personnes les moins connues de l’équipe conseillant Ronald Reagan, mais parmi les plus influentes.» Brillant stratège doté d’un intellect hors pair, il supervise, au Département de la défense dirigé par Caspar Weinberger, puis Frank Carlucci, les opérations spéciales, la vente d’armes à l’étranger et l’aide apportée à des groupes rebelles de droite en Amérique centrale.

Le sous-secrétaire, classé plutôt parmi les faucons, juge aussi pertinent de créer l’impression, auprès des dirigeants de l’Union soviétique, que les Etats-Unis les harcèlent de toutes parts. Il plaide avec conviction pour la livraison de missiles Stinger aux moudjahidin afghans pour résister à l’envahisseur soviétique. Mais aussi pour le déploiement de missiles de moyenne portée en Europe.

Fred Iklé agit en pionnier, contribuant à modifier la stratégie nucléaire du gouvernement américain durant la Guerre froide. La théorie de l’équilibre de la terreur le rebute. Il plaide pour le réarmement. Ronald Reagan lui donne raison. Le président développe son projet de Guerre des étoiles et de bouclier antimissile. Preuve que la réflexion de Fred Iklé est encore porteuse: l’actuel président démocrate Barack Obama compte toujours installer un bouclier antimissile en Europe, contre l’avis de Moscou.

Richard Perle rappelle que l’Américano-Suisse rejetait la vue communément défendue aux Etats-Unis qui prévoyait d’instaurer un régime de «coexistence pacifique» avec l’ennemi soviétique. Il ne croit pas en la vertu des traités sur les armements. Pour Fred Iklé, il faut «aspirer à vaincre l’idéologie totalitaire du communisme. Le sous-secrétaire à la Défense, poursuit Richard Perle, connaissait trop bien la nature humaine. Il ne pouvait pas accepter l’Union soviétique comme entité permanente sur la scène internationale.»

La pensée de Fred Iklé en matière de défense a commencé à se forger en Suisse durant l’époque nazie, explique son épouse. Quand il habite à Rorschach, le jeune Suisse a conscience de la vulnérabilité de la Confédération, celle-ci n’étant qu’à une traversée de lac (de Constance) de l’Allemagne. ­­ «Sa préoccupation, ajoute Doris Iklé, a toujours été de protéger les gens d’une attaque.»

Dans son ouvrage Annihilation from within («Annihilation de l’intérieur») publié en 2006, Fred Iklé souligne le pouvoir destructeur de la secte Aum Shinrikyo qui avait tué des usagers du métro au moyen de gaz sarin à Tokyo dans les années 1990. Avec la fin du monde bipolaire, il juge stratégique de se prémunir contre de possibles actes terroristes. Il parle déjà, bien avant les attentats du 11 septembre 2001, de la nécessité de sécuriser le Homeland, la patrie, conscient de la vulnérabilité des Etats-Unis par rapport à un nouveau type de menace. L’Américano-Suisse fut «visionnaire», conclut ­Richard Perle.

Fred Iklé est décédé paisiblement dans son étude, un espace rempli de livres dans sa demeure de Bethesda. Sur une photo en noir et blanc suspendue au mur, il apparaît, debout, en pleine discussion avec Ronald Reagan. Le président américain est assis. La scène dégage une impression de grande complicité. En ce 10 novembre 2011, un arbre que Fred Iklé avait planté s’est drapé de ses plus belles et vives couleurs d’automne. Doris se souvient: «Quand il faisait beau ici, Fred avait l’habitude de dire que c’était comme dans le val Fex, dans les Grisons.»

Tiraillée par un sentiment de tristesse et de fierté à la fois, sa fille Judith sort des archives familiales plusieurs clichés, l’un présentant Fred Iklé dans le Bureau ovale avec le président Gerald Ford, un autre avec George Bush père. Puis le passeport suisse de son père, dont la couleur beige atteste du temps qui s’est écoulé depuis sa jeunesse helvétique. Y figure le nom de Fritz Karl Iklé que l’intéressé a américanisé en Fred Charles Iklé à son arrivée outre-Atlantique.

Il ne faut pas y voir un rejet de ses origines. L’ancien sous-secrétaire à la Défense était toujours très attaché à la Suisse. Il y retournait tous les deux ans pour séjourner dans le prestigieux hôtel Waldhaus de Sils-Maria, à un jet de pierre du village de Fex, où habitait sa grand-mère. Il y était encore en août dernier et fit une petite randonnée sur les hauteurs pour s’assurer que la tapisserie que son père avait offerte pour la chapelle de Fex-Crasta, en l’honneur de sa grand-mère, avait bien été remise à sa place après la rénovation de l’édifice. Il passait aussi régulièrement à Saint-Gall, ville dont l’histoire a été marquée par les frères Iklé (dont Leopold, le grand-père de Fred) qui y développèrent le commerce prospère de la broderie. Aujourd’hui, la collection Iklé est un des joyaux du Musée du textile de la Cité des brodeurs.

En 2010, dans la chaleur du mois de juillet, Fred Iklé est à Zurich. Il déjeune au Baur au Lac avec sa cousine et ancienne conseillère fédérale Elisabeth Kopp (fille de Max Iklé, neveu du grand-père de Fred) avec laquelle il s’entend à merveille. Ils discutent de la famille et des affaires du monde.

Polyglotte parlant français, anglais, allemand, espagnol et russe, il se passionne pour les langues. Il s’essaie même au japonais. Dans sa bibliothèque de Bethesda, il conserve le Dictionnaire des mots suisses de la langue française d’Alain Nicollier. Après son enfance à Saint-Gall, Fred Iklé commence des études de droit à l’Université de Zurich. Mais en 1946, l’appel du large l’emporte à Cherbourg. Il y embarque sur un liberty ship, un cargo ayant servi durant la Deuxième Guerre mondiale. Le confort est précaire. C’est le prix de l’aventure. «Il voulait étudier la sociologie, un domaine encore peu exploré en Suisse. Les Etats-Unis offraient davantage de possibilités», explique Doris Iklé, qui ajoute: «Ce fut un moment difficile pour ses parents.»

C’est à Chicago qu’il fait son master et son doctorat en sociologie. Puis il se voue à la recherche à la Columbia University, à Harvard et au Massachusetts Institute of Technology, où il enseigne pendant quelques années. Il rencontre sa future épouse Doris à la Rand Corporation en Californie. Une dame aujourd’hui âgée de 83 ans, économiste toujours active dans une société spécialisée dans l’efficience énergétique des bâtiments qu’elle a fondée voici 34 ans. Quand, lors de dîners, on demande à Fred Iklé d’où il vient en raison d’un léger accent germanique qui rappelle celui de son ami de Harvard Henry Kissinger, il répond: «De Chicago.»

Sans suivre l’actualité suisse au jour le jour, Fred Iklé consulte de temps à autre la Neue Zürcher Zeitung sur Internet. Au sujet de l’Union européenne, il est plutôt en syntonie avec le peuple suisse. La Suisse, estime-t-il, ne doit pas y adhérer. En qualité de directeur de l’Agence américaine pour le contrôle des armes et le désarmement, poste auquel il est nommé par les présidents Richard Nixon, puis Gerald Ford, il se réjouit de venir au Palais des Nations à Genève, «une ville symbole, explique sa fille, de l’histoire mouvementée de la Société des Nations».

Suisse dans ses habitudes américaines? En tout cas «discipliné, formel et réservé», précise son épouse. Envoûté par la fraîcheur des Alpes, il abhorre la touffeur estivale de Washington. Il s’inquiète du recul des glaciers. La relation étroite qu’il garde avec sa mère à laquelle il écrit toutes les deux semaines quand il est au Pentagone, le pousse à importer des plants de rosiers du jardin maternel.

La famille préfère ne pas trop en parler. L’acte de Fred Iklé constitue une douce infraction à l’interdiction d’importer des plantes aux Etats-Unis. Mais que pèse la petite incartade par rapport à la puissance évocatrice des fragrances de roses qui plongent instantanément cet Américain d’adoption dans une réalité sentimentale distante de 6000 kilomètres?

Fred Iklé a aussi planté dans son jardin non pas des groseilles rouges, mais leur pendant helvétisé, des raisinets. Adepte d’un déjeu­ner européen, tartines, emmental, beurre, confiture, il était aussi un inconditionnel du Biber, un biscuit saint-gallois fourré à la pâte d’amande et au miel, de l’émincé de veau ou des rösti. Lors de ses villégiatures à Saint-Moritz, il avait ses passages obligés. La pâtisserie Hanselmann en était un.