Asie
Convoquées par le gouvernement contesté de Yingluck Shinawatra, les législatives anticipées se sont achevées ce dimanche dans un calme relatif en Thaïlande. Un scrutin qui ne paraît toutefois pas en mesure de dénouer la grave crise politique. Récit et décryptage

Les élections législatives Thaïlandaises n’ont, comme on pouvait s’y attendre, pas dénoué la crise politique qui paralyse le «pays du sourire» depuis des mois et inquiète les milieux d’affaires.
A la clôture officielle du scrutin à 15 heures locales (9 heures en Suisse), plus de 70 circonscriptions sur 375 se retrouveraient «hors jeu», soit parce que les bureaux de vote n’ont pas pu y ouvrir en nombre suffisant, soit parce que les opérations électorales y ont été perturbées. Comme prévu, la plupart des lieux problématiques se trouvent à Bangkok et dans les provinces du sud du pays, épicentres de la contestation anti-gouvernementale. Dans la capitale où 466 bureaux de vote avaient été empêchés d’ouvrir ce matin, la participation s’annonce très faible, avec des chiffres provisoires évoquant moins de 20% de votants. En conséquence, la publication des résultats devra être différée. Elle pourrait même ne pas avoir lieu car l’opposition, qui avait appelée au boycott des urnes, a aussitôt annoncé son intention de déposer plainte contre le premier ministre, Mme Yingluck Shinawatra pour scrutin «frauduleux».
Le principal enjeu de ce vote maintenu par le gouvernement malgré les recommandations négatives de la Commission électorale portait sur l’avenir de Mme Shinawatra. Or ce dimanche, la question reste posée sans que les urnes aient vraiment apporté de clarifications. Sur le papier, le parti Pueua Thai de cette dernière paraît assuré de l’emporter, comme cela avait été le cas lors du dernier scrutin, gagné par cette formation en juillet 2011 avec 48% des voix. Il semble aussi que, malgré les appels au boycott lancés par ses opposants irréductibles qui ont multiplié les barrages et organisé plusieurs manifestations géantes à Bangkok depuis la fin octobre, cette élection s’est déroulée correctement dans la plupart des provinces.
L’on voit mal en revanche comment la nouvelle Assemblée nationale - 500 députés, 375 élus par circonscriptions, 125 sur des listes de parti à la proportionnelle - pourra fonctionner, même si elle se réunit (95% des députés doivent être présents), compte tenu des dysfonctionnements électoraux constatés. La seule bonne nouvelle, dans l’attente du dépouillement des résultats toujours risqué, est le calme relatif qui a prévalu. Samedi, un affrontement entre partisans du pouvoir et manifestants, près de l’aéroport de Don Muang, avait causé sept blessés, dont le photographe américain Jim Nachtwey. La journée de dimanche a été plus tranquille, malgré des tensions sporadiques. L’armée thaïlandaise se tient prête à intervenir depuis des semaines, en cas de dérapage. D’où les rumeurs répétées de coups d’Etat militaires ces derniers jours...
Le «Berlusconi» thaïlandais
Mme Shinawatra et ses partisans pourront-ils continuer à tenir bon face aux protestataires emmenés par le parti démocrate, la principale formation d’opposition qui a refusé de prendre part au vote, et certains de ses ex-leaders, tels l’ancien ministre de l’intérieur Suthep Thaugsuban, chef d’orchestre des manifestations de Bangkok? Difficile à prédire. Une forte mobilisation électorale était indispensable pour le premier ministre, dont la famille est l’épicentre de cette crise politique thaïlandaise. L’enjeu de ces législatives, comme celui des manifestations, est en effet la puissance de ce clan emmené par le milliardaire Thaksin Shinawatra, frère ainé de Yingluck et premier ministre de 2001 à 2006, date à laquelle il fut renversé par un coup d’Etat militaire.
M. Thaksin, souvent comparé par ses opposants à l’ex-président du Conseil italien Silvio Berlusconi, est accusé par ses opposants d’avoir mis la Thaïlande en coupe réglée grâce aux achats de vote endémiques et à ses politiques populistes. Condamné en 2008 à deux ans de prison pour fraude fiscale, il a choisi depuis de vivre en exil entre Dubaï, le Monténégro (dont il a pris la nationalité) et les pays riverains d’Asie du est comme le Cambodge. Mais ses adversaires l’accusent de diriger la Thaïlande en remote control via sa sœur cadette Yingluck qu’il a imposé en 2011 à la tête de son parti, malgré son manque total d’expérience politique. Un pari gagné, puisque celle-ci est sortie victorieuse de cette bataille électorale.
Vue de l’extérieur, cette nouvelle crise politique Thaïlandaise est particulièrement byzantine. Dans ce pays considéré comme l’un des plus touristiques du monde, où la démocratisation des mœurs politiques est réelle depuis les années 1990, les apparences en ce dimanche électoral sont plus trompeuses que jamais. En surface, tout est plutôt calme, malgré les éruptions de violence isolées à Bangkok qui, si elles se propagent, changeraient évidemment la donne. Les adversaires acharnés de Mme Shinawatra avaient proclamé une tactique officielle de revendication non violente, promettant samedi d’organiser un «pique nique» dominical de protestation, sans empêcher les électeurs d’accéder aux urnes. Ils ont promis ce dimanche soir de fermer à nouveau plusieurs intersections de la capitale et des groupes veulent perturber la centralisation des bulletins de vote.
Dans les faits, en revanche, la peur d’un affrontement est patente. D’abord, parce que les divisions sont de plus en plus fortes dans ce pays bouddhiste habitué au consensus, où la figure du révéré Roi Bhumipol a dans le passé toujours servi de rassembleur. Ensuite parce que ni l’un, ni l’autre camp, ne paraissaient à l’orée des élections prêts à la moindre concession.
Enquête pour corruption
Pour Mme Shinawatra et le pouvoir en place, les protestataires – essentiellement recrutés au sein de l’élite et des classes moyennes de Bangkok, ainsi que des populations du sud fidèles au parti démocrate – ne représentent qu’une fraction du pays et ne peuvent donc pas imposer leur loi. Démontrer que cela est le cas, et que le pays a majoritairement voté normalement, va par conséquent être désormais son objectif. Ceci alors que son gouvernement est concrètement paralysé, du fait de la fermeture de nombreux ministères. Plusieurs administrations ont même du ouvrir des bureaux de remplacement, y compris dans des grands hôtels de la capitale.
Pour les opposants dirigés par Suthep Thaugsuban, la solution ne pouvait de toute manière pas se trouver dans les urnes, compte tenu des achats endémiques de voix. Scrutin ou non, ces derniers misent maintenant sur une élection peu crédible qui ouvrirait la voie à l’intervention du pouvoir judiciaire. Mme Shinawatra, plusieurs de ses ministres et de nombreux députés de son parti font l’objet d’une enquête pour corruption dans le cadre du programme controversé de soutien public au prix du riz, mis en place par son administration depuis deux ans. Sa condamnation l’empêcherait d’exercer tout nouveau mandat et conduirait, sans doute, à un gouvernement intérimaire, puis à des négociations en coulisses.
Le test ultime de ce scrutin est enfin social. Au vu du calme dans le pays, il semble démontrer que la population thaïlandaise, malgré ses divisions, y compris au sein de mêmes familles, ne veut pas d’un nouvel affrontement, même si un dérapage peut intervenir à tout moment. Le sentiment ce dimanche à Bangkok est que l’on s’achemine vers une crise de plusieurs mois, qui sera scandée par des élections partielles et des décisions de justice. Fait important dans ce pays balnéaire apprécié des occidentaux et où vivent plus de 6000 Suisses, la fièvre électorale de faible intensité ne perturbait guère les touristes, moins nombreux qu’à l’ordinaire certes, mais tout à fait libres de leurs mouvements et jamais inquiétés.
Des personnalités favorables aux négociations, dans les deux camps, pourraient se voir mandater pour rouvrir le dialogue politique dans les prochaines semaines, avec le soutien tacite de l’armée et peut-être aussi de la famille royale toujours influente. La succession du roi Bhumipol, 86 ans, très affaibli, est considérée comme un facteur clef de ces luttes de pouvoir. Le souverain, qui réside depuis la fin octobre dans son palais de Hua Hin, à 200 kilomètres au sud de Bangkok, est intervenu publiquement pour la dernière fois lors de son anniversaire et fête nationale le 5 décembre, pour appeler à l’unité. Dans tous les cas de figure, ses gestes ou paroles, après le scrutin, seront très attendus. D’autant que le nouveau gouvernement élu devra se présenter tôt ou tard devant lui.