Pendant cette année anniversaire de ses 20 ans, «Le Temps» propose sept explorations thématiques, nos causes. Pour commencer, nous nous penchons sur les défis du journalisme à l’heure où le secteur est chamboulé par l’ogre numérique, où les fausses nouvelles pullulent, et où les pouvoirs politiques veulent reprendre la main sur l’information. Cinquième épisode aujourd'hui, avec ce reportage au Times de Londres.

  1. Premier épisode: «Le New York Times, vu comme antidote aux fake news»
  2. Second épisode: «Le Temps» de Tunis, la liberté en sursis
  3. Troisième épisode: Au «Nepali Times», la paix passe aussi par la plume
  4. Quatrième épisode: «El Tiempo» de Bogota, la paix malgré tout


A l’heure de la crise mondiale de la presse papier, voilà un quotidien qui devrait en toute logique sentir bon la naphtaline. D’un côté, il demeure très vieux jeu: créé en 1785, il propose des mots croisés… en latin. De l’autre, l’ancien grand journal de référence anglais a largement perdu de sa superbe, depuis que le magnat Rupert Murdoch l’a acheté en 1981. Ce «Citizen Kane» des temps modernes, multimilliardaire de 87 ans, a passé trois décennies à tenter d’influencer Margaret Thatcher et Tony Blair dans les coulisses, a créé l’ultra-conservatrice chaîne d’information Fox News aux Etats-Unis et murmure presque quotidiennement à l’oreille de Donald Trump.

Et pourtant, The Times connaît une nouvelle jeunesse. Sa diffusion est stable depuis 2011, autour de 450 000 exemplaires, un exploit par rapport à ses concurrents qui s’effondrent. Pour la première fois de son histoire, il a battu en janvier son rival de toujours, le Daily Telegraph. Son accès en ligne est payant (8 francs par semaine) et le journal a désormais 220 000 abonnés purement numériques, presque autant que les 240 000 abonnés à l’édition papier. Mieux encore, le quotidien a retrouvé de sa crédibilité grâce au Brexit: alors que Rupert Murdoch ne supporte pas l’Union européenne, le journal lui a tenu tête et a soutenu le «remain», prouvant son indépendance. Quant aux mots croisés en latin, il s’agit d’un clin d’œil: ils ont été introduits en 2015, défi intellectuel qui n’est pas pour déplaire à des lecteurs qui aiment être pris au sérieux.

Tout cela mène à un petit miracle: The Times équilibre ses comptes. Il est difficile d’être plus précis, le groupe de Rupert Murdoch, News Corp – qui possède aussi le Wall Street Journal, le Sun, Harper Collins… – ne publiant pas le détail précis de ses finances journal par journal, mais ses dirigeants sont formels: le quotidien britannique ne perd pas d’argent.

Le «Times de Londres», ou le retour aux fondamentaux

Avec sa cravate ajustée, son costume bleu marine, sa grande culture générale et son parfait anglais châtié, Michael Binyon incarne à la perfection l’idée qu’on se fait d’un journaliste du Times. Entré au quotidien en 1971, il a eu une longue et éminente carrière de correspondant étranger – il a été en poste en Russie, en Allemagne, aux Etats-Unis, à Bruxelles et il a beaucoup arpenté le Moyen-Orient… Il est désormais semi-retraité, tout en continuant à écrire très régulièrement pour le quotidien britannique.

Après presque cinq décennies, libre de sa parole, il est très fier de l’état de son journal. «En partie, notre succès est dû à la concurrence qui s’est effondrée. Le Guardian n’a plus d’argent, The Independent n’existe plus dans sa version papier, le Financial Times se resserre sur son cœur de métier économique et couvre de moins en moins l’actualité généraliste. Mais c’est aussi parce que Rupert Murdoch dirige avant tout ses journaux comme une entreprise. Il a compris qu’il devait nous laisser tranquilles, pour renforcer notre crédibilité. Il a de toute façon plein d’autres journaux qu’il peut utiliser s’il veut exprimer son opinion.» Le magnat l’a effectivement souvent répété: pour connaître son opinion, il faut lire le Sun, le premier tabloïd britannique.

L’histoire récente du «Times of London», comme seuls les Américains l’appellent, est une sorte de retour aux principes de base du journalisme. Ses unes sont généralement purement factuelles, évitant les prises de position trop évidentes. Ses pages opinion présentent des points de vue très différents, de ceux de Matt Ridley, ultralibéral et partisan forcené du Brexit, jusqu’à Matthew Parris, très modéré et ardent opposant au Brexit. A l’heure des fake news et des réseaux sociaux, la campagne de publicité du Times résume son approche: «We agree to disagree (nous sommes d’accord de ne pas être d’accord).» Le journal reste de centre-droit, lu principalement par une élite du sud de l’Angleterre, mais tire fierté de son équilibre.

Un «paywall» précurseur

L’autre retour aux fondamentaux du Times a été un saut dans l’inconnu en 2010: l’introduction d’un paywall, pour faire payer l’accès au site internet. A l’époque, tout le monde le disait: les journaux devaient être gratuits sur la Toile. Le Guardian, sous la houlette de son rédacteur en chef Alan Rusbridger, en était l’exemple type. Grâce à la langue anglaise, ce petit quotidien anglais de centre gauche est devenu un monument international lu des Etats-Unis à l’Australie. Mais Rupert Murdoch, qui est d’abord un homme d’affaires, n’y croyait pas. D’autant que le Times accumulait d’énormes pertes en 2010, la crise financière provoquant une chute dramatique de la publicité.

«Il a décidé d’aller à l’encontre de l’idée reçue du moment, avec un point de vue simple: le journalisme doit être payant», se rappelle Alan Hunter, le rédacteur en chef numérique du Times. A l’époque, seuls le Financial Times et le Wall Street Journal avaient osé faire de même. Mais il s’agissait de quotidiens spécialisés dans l’économie, pas de généralistes.

Initialement, le pari inquiète. Le trafic sur le site internet chute de deux tiers. Pendant des années, les doutes subsistent sur ce modèle. «Quand je suis devenu rédacteur en chef numérique en 2013, le paywall était encore très controversé», continue Alan Hunter. Progressivement, l’idée finit pourtant par s’imposer. D’abord, les difficultés financières de la concurrence, en particulier du Guardian, prouvent que le tout gratuit semble être une impasse, au moins pour la presse de qualité. Ensuite, l’idée de payer en ligne s’est généralisée, et plus grand monde ne craint de rentrer son numéro de carte de crédit sur Internet.

Trois éditions par jour, et puis c’est tout

Depuis, The Times a choisi de continuer dans cette logique. Finies les mises à jour permanentes du site internet, sauf en cas d’actualité exceptionnelle. «On a trois éditions par jour: une le matin, une le midi, et une en soirée, explique Alan Hunter. Et c’est tout.» Les lecteurs veulent des articles complets et bien écrits, pas le dernier microrebondissement: le Times ne fait donc pas de blog en direct, qui suit l’actualité au fil des minutes.

Le quotidien reste tourné vers sa première édition du petit matin, qui est donc écrite la veille, comme à l’heure où les rotatives étaient nécessaires. «Les lecteurs continuent à s’informer essentiellement au réveil, indique Alan Hunter. On le voit, avec un pic d’audience suivi d’une chute spectaculaire des visites sur le site à 9h00, quand les gens arrivent au bureau. Ensuite, on a deux pics moins importants, un à l’heure du déjeuner et un en soirée, quand les gens rentrent du bureau.»

Pas question pour autant de tomber dans le romantisme. Si le quotidien anglais équilibre ses comptes, c’est aussi grâce à un plan d’austérité brutal il y a huit ans. Les chiffres sont secrets, mais la rédaction a perdu environ le tiers de ses journalistes et il en reste entre 200 et 250. «Le rédacteur en chef est également très dur, mettant constamment sous pression pour produire plus, poursuit Michael Binyon. Et il faut envoyer non seulement des articles, mais aussi des tweets, des interventions vidéo… Ça n’en finit pas.»

De plus, faire de Rupert Murdoch un archange de l’indépendance de la presse peut faire sursauter. S’il a laissé le Times soutenir le maintien dans l’Union européenne, il n’a pas toléré la couverture que le quotidien a faite du scandale des écoutes téléphoniques en 2012. A l’époque, le Guardian avait révélé que le News of the World, un journal dominical appartenant au magnat, avait procédé à des écoutes téléphoniques illégales de grande ampleur. Des starlettes de la télévision aux membres de la famille royale, des hommes politiques aux victimes de crimes, des milliers de personnes avaient subi cette violation de leur vie privée.

Le rédacteur en chef de l’époque, James Harding, a couvert l’affaire avec une immense prudence, mais il a quand même tenté d’en publier les principaux éléments de façon indépendante. Il a été forcé à la démission en 2012.

Relire: La chute de l’empire de Rupert Murdoch (16.07.2011)

Un titre qui demeure pionnier

Le Times marche donc sur la corde raide, jamais à l’abri d’une rechute. Depuis que Rupert Murdoch a acheté le quotidien en 1981, la pression n’a jamais vraiment disparu. L’instinct de l’homme d’affaires australien, qui déteste la haute société britannique, est d’aller à l’encontre des penchants sophistiqués du journal bicentenaire.

Son histoire prestigieuse n’a jamais intéressé son propriétaire. Il y a pourtant des leçons à en tirer: à ses origines, le Times s’est attiré l’attention des élites parce qu’il faisait un vrai effort pour informer sur la France, en pleine période napoléonienne. Il a aussi été l’un des premiers du monde à envoyer un reporter sur des conflits lointains, notamment lors de la guerre de Crimée au milieu du XIXe siècle. Rien de tout cela ne semble émouvoir le papivore octogénaire…

Néanmoins, le quotidien britannique semble actuellement sur la pente ascendante. Il a réussi à conserver un vrai réseau de correspondants étrangers. Il a aussi mis de l’argent dans l’enquête. Ces dernières années, le Times a publié d’importants scoops: l’exploitation sexuelle de la population locale par des salariés d’Oxfam à Haïti, la diffusion de publicités extrémistes sur Facebook, ou encore un scandale de viols de jeunes filles mineures blanches par des hommes originaires du Pakistan à Rotherham.

Le journal a aussi développé une communauté autour de ses lecteurs, avec Times+. Il propose des rencontres avec ses journalistes pour des conférences thématiques, des voyages, ou encore des prix réduits sur des restaurants ou des événements sportifs. Les nombreux commentaires en bas des articles, plutôt de qualité, prouvent que les lecteurs sont assez impliqués dans le journal. Les journalistes sont de plus en plus invités à leur répondre, pour renforcer le dialogue.

Presque cinquante ans après avoir écrit ses premières lignes pour ce journal, Michael Binyon pense que l’horizon est dégagé. «A l’heure des fake news, on a démontré que le journalisme équilibré et réfléchi est non seulement plus nécessaire que jamais, mais aussi qu’il a de l’avenir et qu’il va continuer à grandir.»