C’est la fin du mois de juillet 2017 et je sirote un thé sur la terrasse d’un superbe palais en appréciant mes soudains privilèges. Les doux rayons du soleil enveloppent la vallée de Stok, qui déroule face à moi ses courbes grandioses sur le plateau himalayen du Ladakh, dans le nord-ouest de l’Inde. Je suis l’invitée du roi Jigmed Wangchuk Nagmyal, car je me suis mise en tête de retrouver les traces d’une princesse qui épousa son ancêtre. Cette dernière, Nyilza Wangmo, née dans le lointain royaume du Mustang au Népal, traversa l’Himalaya à cheval pour retrouver son futur époux, le roi Deskyong Namgyal, qui régna au 18e s sur le Ladakh.

L’évocation romantique de cette princesse, et à travers elle des femmes aventurières, m’a conquise. Son histoire de bravoure et de liberté m’offre un prodigieux fil rouge dans le périple un peu fou que j’ai décidé d’entreprendre à cheval sur les plus hauts sentiers du monde. Et c’est ici, dans le petit musée du palais de Stok, que je découvre une preuve de son existence. Sous une vitrine est exposé son délicat «perak», une coiffe traditionnelle sertie de turquoises. La princesse prend corps; mon aventure peut commencer.

Univers lunaire

Je me lance à cheval sur l’ancienne route qui remonte du Ladakh vers le Tibet. Tsering, un nomade tibétain, a accepté de m’accompagner jusqu’au désert froid du Changthang. Nous pénétrons dans un univers lunaire de roches, sable et cailloux, qui épouse la rivière de l’Indus en crue. Quand la vallée est encaissée, nous devons emprunter la piste fréquentée par des camions de l’armée indienne, en poste près de la frontière chinoise. Les soldats nous font le V de la victoire en nous apercevant mais mon cheval, lui, se cabre à chacun de leur passage. Un matin, je manque de basculer dans une gorge de l’Indus. Tsering se précipite sur moi in extremis pour me retenir. Dans le chaos, il s’ouvre l’arcade sourcilière. «Ce n’est pas grave», me répète-t-il, le visage en sang.

Après de longues journées à cheval, nous demandons l’hospitalité dans les hameaux, comme les voyageurs autrefois. Par contraste avec les montagnes désertiques, chaque village est une oasis secrète où s’épanouissent fleurs et vergers, champs de blé et de moutarde. Sur le toit des maisons, les fagots de bois sèchent au soleil d’été. Apparaissent les visages rieurs des enfants aux joues croûtées comme des biscuits trop cuits. Les familles m’accueillent. Avec une question immuable: «Vous êtes seule?». Puis les femmes me cuisinent un bon repas et l’on parle, en hindi ou en anglais, des voyages d’autrefois et du monde qui change.

«Le paysage n'est pas l'essentiel»

Un soir, un villageois me chante la balade de Nyilza. C’est une chanson belle et mélancolique qui raconte le chagrin de la princesse à son départ du Ladakh. Car elle finit par se séparer de son roi, après lui avoir donné un fils qu’elle dû abandonner, et revint au royaume du Mustang en passant par le Tibet. Son chagrin a traversé les siècles. Je pense à son prénom, «Nyilza», qui signifie «le soleil et la lune», à l’image des astres de la vie, entre ombre et lumière.

Dans la journée, mon esprit est d’abord agité par mille pensées, libérées par la solitude des longues chevauchées silencieuses. Je remarque que leur flux suit celui de l’Indus, d’abord déchaîné dans la vallée encaissée puis, sur les hauteurs du Changhtang, il s’apaise et se répand en lacs placides dans les plaines de sable. Le spectacle saisissant de ce désert me remplit de bonheur. Quand j’en fais part au lama d’un monastère, celui-ci me rappelle à l’ordre: «le paysage n’est pas l’essentiel; seule la méditation intérieure offre la purification de l’esprit.» Je hoche la tête. Et j’achève mon périple au Ladakh par un crochet jusqu’aux eaux bleues du lac de Tsomoriri, à 4600m d’altitude, pour le plaisir.

Arrêtée par la frontière chinoise qui interdit depuis 1959 l’accès au Tibet, j’ai prévu de reprendre l’itinéraire de la princesse au nord-est du Népal. A Jumla, je retrouve Bouddha, un jeune villageois en charge de mes nouveaux chevaux. Au cœur de ces vertes vallées où ondulent les sentiers et serpentent les rivières, les villages sont parmi les plus pauvres au monde. Dans les hameaux accrochés aux crêtes, les habitants m’arrêtent pour me demander des médicaments. Je n’ai qu’une trousse sommaire mais je la garde désormais sur moi à cheval pour désinfecter des plaies au fil de la route.

La vie rurale devient rude et les sentiers escarpés. Mon corps encaisse: courbatures, hématomes et mains brûlées par le soleil. Et finit par s’adapter. Le repos du soir est salvateur, rythmé par le rituel de l’écriture de mon journal avec une tasse de thé salé. Sur mes cartes, je surligne le chemin accompli; c’est la victoire de chaque soir.

Défi quotidien

A Dunai, aux allures de joli village suisse, Bouddha refuse de s’aventurer plus loin. Les habitants répètent que mon itinéraire, qui traversera le Haut Dolpo, est «difficile». Arpentant les ruelles pavées, je cherche à louer de nouvelles montures, en montrant la route de la princesse dessinée sur un plan. Je croise un trekkeur anglais, avec son cortège de guides, porteurs,  mules, tentes et bonbonnes d’oxygène. Il me regarde avec perplexité. A ce moment, je réalise que je voyage sans filet. Je finis par recruter un jeune villageois, Gyan, qui accepte de m’accompagner avec ses trois chevaux.

Vers les montagnes sauvages du Haut Dolpo, la route est un défi quotidien jusqu’à la nuit tombée. Seule la patience peut vaincre les distances. Il faut sans cesse descendre des chevaux aux passages dangereux. Un cheval manque d’être emporté dans une rivière. Un autre chute sur plusieurs mètres. Dans les montées, je tente de reprendre mon souffle et, quand la falaise est trop abrupte, je m’accroche à la paroi, la peur au ventre.

Une guide providentielle

En prenant de l’altitude, les abords de la rivière s’élargissent. La cadence des heures s’oublie dans le souffle du vent, le crissement des sabots et le tintement de la cloche de mon cheval Siko.  La vie avec Gyan s’organise. Il ne parle pas le hindi et connait trois mots d’anglais. Peu importe. Nous sommes solidaires et partageons même, aux pauses, de bons fous rires.

Aguerrie, notre équipée improbable atteint Dho Tarap. Dans ce village médiéval du bout du monde, nous restons deux nuits. Nous sommes inquiets car la route «difficile» approche, présumant que le reste n’était rien. Gyan se fait expliquer cent fois l’itinéraire. Mais, la veille du départ, une petite fée surgit dans notre auberge. Elle s’appelle Sarzana et s’apprête à rentrer chez elle au Mustang pour l’hiver. Du haut de ses 22 ans, elle va nous guider. En échange, nous transporterons son sac rempli de victuailles au lait de yak.

A l’aube, nous partons. Nous remontons le lit d’une rivière jusqu’à un premier col à 5300m et, bientôt, il n’y a plus un village à la ronde. Je prends la tête de notre colonne et dirige Siko, mon cheval gris. Vif et adroit, il galope dans des steppes démesurées et insensées de beauté. Des aigles nous survolent. A chaque passage de col, derrière les drapeaux de prières, une autre vallée spectaculaire surgit, noyée dans un dédale de montagnes et de pics. La nature, hostile et immense, m’offre au Dolpo un sentiment grisant de liberté et le sens de mon voyage. Loin de tout, j’ai l’impression d’être au cœur du monde et de ce qu’il possède de plus précieux.

Le soir, la jolie Sarzana cuisine sur notre réchaud, dans les refuges des gardiens de yaks dont elle seule connait l’existence. Dans la journée, si jamais nous croisons les fiers muletiers aux longues tresses et aux airs de brigands, ils n’ont d’yeux que pour Sarzana, qui leur promet de futurs rendez-vous. Souvent, elle disparait pour prendre des «raccourcis». Je me demande où elle s’en va, seule dans ce labyrinthe hors de proportion, alors que Gyan et moi peinons, en selle douze heures par jour. Elle rit et file, gazelle des montagnes, dans cet Himalaya qui est son terrain de jeu.

Enfin, crasseux et heureux, nous atteignons le Mustang par une route de transhumance qui traverse les nuages. Nous y croisons des troupeaux de yaks majestueux, dont les nomades disent qu’ils sont les seuls animaux capables de sourire. A l’orée d’une nouvelle vallée, Sarzana disparait, levant à peine le bras pour nous dire adieu. La petite princesse des montagnes court à sa vie d’aventures et nous a déjà oubliés.

A Kagbeni, je retrouve les deux montures de mon nouveau compagnon, Tharchin, qui porte un sweater «Free Tibet». Nous traversons au grand galop l’ancien royaume du Mustang jusqu’à sa capitale, Lo Manthang, près de la frontière chinoise. L’isolement du Mustang est en train de voler en éclat avec la construction d’une route et des jeeps ont fait leur apparition. Mais notre itinéraire est une ode à la poésie géologique, qui décline des falaises rouges et jaunes, des habitations troglodytes et des canyons dignes des meilleurs westerns. Aux confins d’une vallée de sable, la ville fortifiée de Lo Monthang se dévoile tel un trophée. C’est ici que la princesse Nyilza a grandi. Son descendant, le prince Jigme Singhe Palbar Bista, m’invite à le rejoindre dans son palais, fermé aux visiteurs depuis le séisme qui a ravagé le Népal en 2015.

Après 1000 km de chevauchée sur les hauts plateaux himalayens, c’est la fin de mon voyage. Les femmes de Lo Manthang m’aident à me vêtir d’une robe traditionnelle. Sur mon cheval, je progresse dans les ruelles moyenâgeuses et les villageois me complimentent. J’apprendrai que j’ai poussé le zèle trop loin puisque, depuis le 14è siècle, seule la famille royale est autorisée à pénétrer à cheval dans la ville fortifiée.

Dans son palais dévasté, le prince m’invite à partager un thé. Nous nous mettons en quête de la sellerie de son père, le dernier roi du Mustang disparu l’an dernier. Nous trouvons de lourds étriers aux motifs incrustés. Nul ne sait s’ils ont appartenu à Nyilza, mais je veux y croire.

Muse de mon voyage, la princesse m’a offert, trois siècles après sa mort, une humble leçon de vie dans ces contrées oubliées, au cœur de montagnes stupéfiantes de beauté et dont on dit que les neiges devaient être éternelles.

Remerciements aux sponsors de l’expédition:

Le groupe EBRO-Inde (riz basmati), l’agence de voyage SHANTI TRAVEL (circuits et treks en Inde et Asie), la compagnie HIMALAYAN HORSE (aliments équins), l’eau minérale de l’Himalaya NATURAL SPRING (G.C.Beverages), et WEFI - MARK TODD (équipement pour le cheval et le cavalier).