C’est un cas de dimension historique. Pour la première fois, des enquêteurs occidentaux sont parvenus à interpeller des criminels syriens présumés. Les arrestations, confirmées mercredi après-midi, ont eu lieu simultanément mardi matin à Berlin, à Deux-Ponts (à quelques encablures de la frontière française, dans le land de Rhénanie-Palatinat) et à Paris. Les interpellations ont eu lieu dans le cadre d’enquêtes conjointes menées dans les deux pays, portant sur des soupçons de crimes contre l’humanité visant le régime de Bachar el-Assad, au nom du principe de la compétence universelle. C’est un signe encourageant pour les victimes.

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L’homme arrêté à Berlin, Anwar R., 56 ans, est soupçonné d’avoir participé entre avril 2011 et septembre 2012 à des séances de torture infligées à des prisonniers dans un centre de détention administré par les services de renseignement syriens, dont il dirigeait l’un des bureaux d’enquêtes à Damas. Fayd A., 42 ans, arrêté à Deux-Ponts, aurait été chargé d’une unité spécialisée dans l’arrestation d’opposants et de déserteurs, et travaillait sous l’autorité d’Anwar R. Au cours de l’été 2011, il était employé dans un poste de contrôle des environs de Damas, responsable de l’arrestation de quelque 100 personnes par jour, pour la plupart torturées. Par la suite, il aurait été affecté à une unité spécialisée dans la prise d’assaut d’appartements d’opposants. Il serait impliqué dans des actes de torture commis à l’encontre de 2000 prévenus et dans la mort d’au moins deux personnes.

Certes, les personnes arrêtées sont de «petits calibres» [...]. Mais c’est la chance d’un procès à retentissement international, qui portera les éléments de preuve au grand jour

Patrick Kroker, expert en questions des droits humains

Les deux hommes auraient quitté la Syrie en 2012 et rejoint l’Allemagne avec des réfugiés en 2016 et 2018. Quant au suspect interpellé en France, il aurait une trentaine d’années, et aurait lui aussi travaillé sous les ordres d’Anwar R. Il a été placé en garde à vue dans le cadre d’une enquête pour «actes de torture, crimes contre l’humanité et complicité de ces crimes», entre 2011 et 2013.

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Le principe «de la compétence universelle»

La France comme l’Allemagne enquêtent sur les crimes syriens au nom du principe dit «de la compétence universelle», qui permet à un pays tiers de juger des personnes suspectées de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. En Allemagne, le premier procès à ce titre avait débouché en 2015, après quatre ans d’audiences, sur la condamnation de deux prévenus reconnus coupables de crimes contre l’humanité au Rwanda en 1994.

«Ces arrestations sont un signal important», se félicite Patrick Kroker, expert en questions des droits humains au sein de l’association berlinoise ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et humains), qui assiste quelque 70 victimes du régime syrien et a recueilli leurs témoignages. «Depuis des années, nous travaillons sur le dossier syrien. Certes, les personnes arrêtées sont de «petits calibres» par rapport à un Jamil al-Assan (le chef du renseignement de l’armée de l’air, la plus redoutée des polices syriennes, contre qui l’Allemagne a déposé un mandat d’arrêt international en juin 2018, suivie par la France à l’automne 2018). Mais c’est la chance d’un procès à retentissement international, qui portera les éléments de preuve au grand jour.»

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Accusation étayée

Le Ministère public dispose en effet de quantité de documents pour étayer l’accusation. «Beaucoup de témoins se sont exprimés, précise Patrick Kroker. On dispose de documents tels que des ordres donnés aux troupes disant de «réagir avec la plus grande fermeté» ou des certificats de décès officiels, remis aux familles, qui ne correspondent en rien aux photos du dossier dit «César.»

Le dossier «César» est un élément central de l’accusation. Sous ce pseudonyme se cache un photographe de la police militaire syrienne ayant fui son pays en juillet 2013 avec plus de 50 000 clichés de cadavres de détenus, morts de faim, de maladie ou de torture en Syrie entre 2011 et 2013. «Sur ces photos, on trouve des inscriptions scotchées sur le front ou la poitrine des victimes, avec leur nom, le code du service ou de la prison où la personne est décédée… En recoupant toutes ces informations, on dispose de preuves de bonne qualité.» Ce sont les témoignages de six victimes soutenues par l’ECCHR, interrogées par les enquêteurs allemands, qui ont conduit à l’arrestation d’Anwar R.