Etats-Unis
En 1959, un livre, «The Manchurian Candidate», met en scène un futur président des Etats-Unis sous l’influence d’une puissance étrangère. Après l’élection de 2016, l’enquête du procureur spécial Robert Mueller et un rapport du Sénat, l’influence de Moscou ne fait aucun doute et est de nouveau visible dans la campagne 2020. Certains se demandent si l’actuel président est compromis par rapport au Kremlin

Quand Richard Condon écrit son livre The Manchurian Candidate («Le Candidat mandchou») en 1959, l’Amérique vient de sortir du maccarthysme. L’intrigue est simple: Eleanor fait tout pour que son mari politicien accède à la présidence des Etats-Unis avec l’appui de puissances étrangères, l’Union soviétique et la Chine. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, l’ouvrage, qui a donné lieu à des films en 1962 puis en 2004, retrouve une nouvelle jeunesse à un peu plus de trente jours de l’élection présidentielle américaine. L’expression «Manchurian candidate», qui décrit une personnalité politique sous l’influence d’une puissance étrangère, a refait son apparition en 2016 avec l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.
Etrange comportement
Dans le livre Compromised qu’il vient de publier, Peter Strzok, un ex-agent qui a travaillé vingt-deux ans au FBI, se demande si Donald Trump n’est pas un «candidat mandchou» sous l’influence de Moscou. C’est lui qui a ouvert en 2016 une enquête pour voir si l’équipe de campagne de Trump a coordonné ses efforts avec le Kremlin pour gagner la présidentielle. Peter Strzok travaille brièvement pour le procureur spécial Robert Mueller, qui a repris l’enquête, mais sera licencié pour avoir envoyé des textos anti-Trump. S’il admet que Donald Trump n’a sans doute pas reçu une liste de tâches à accomplir par Vladimir Poutine, il s’interroge sur le refus du président d’émettre la moindre critique sur la Russie. Trump est «une menace pour la sécurité nationale», relève-t-il. «Le président est compromis, […] il est incapable de privilégier les intérêts de [l’Amérique].»
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La question reste d’actualité. Un rapport confidentiel de la CIA du 31 août, dont le Washington Post a pris connaissance, le souligne: l’interférence russe dans la campagne électorale 2020 est patente: «Le président Vladimir Poutine et de hauts responsables russes mènent probablement des opérations visant à dénigrer l’ex-vice-président américain [Joe Biden] et à soutenir l’actuel président.» Le rapport Mueller a exclu une collusion entre la campagne électorale de Trump, en 2016, et la Russie.
Dans un nouveau livre Where Law Ends: Inside the Mueller Investigation, l’ex-procureur fédéral Andrew Weissmann, qui était membre de l’équipe Mueller, brise toutefois le silence. Il est très critique sur le manque de courage de l’équipe du procureur spécial, qui n’a pas vraiment enquêté sur les rapports financiers entre Trump, les oligarques et le gouvernement russes. Les enquêteurs avaient peur que le président congédie tout le monde sur-le-champ. Ce dernier refuse d’ailleurs toujours de publier ses déclarations d’impôts, qui pourraient révéler des compromissions avec Moscou. A ce titre, les révélations récentes du New York Times sur ces mêmes déclarations semblent pour l'heure exclure un tel scénario. Mais les très lourdes dettes personnelles de Donald Trump constatées par le quotidien new-yorkais pourraient exposer le président à un vrai risque de chantage de puissances étrangères.
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Dans le cadre de l'enquête russe, Donald Trump ne déclarait-il pas, au moment de la nomination de Robert Mueller, que «c’était la fin de sa présidence»? Le rapport Mueller révèle qu’en 2016 le camp Trump a été disposé à recevoir l’aide russe pour gagner l’élection et que la Russie était disposée à la fournir. L’interférence de Moscou a été «massive et systématique». En a résulté l’inculpation de 37 personnes, dont 13 citoyens russes et 12 agents du renseignement russe. Sept proches de Trump ont plaidé coupable et cinq ont été condamnés à de la prison.
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Un récent rapport bipartisan du Sénat sur la Russie enfonce le cou, parlant d’une «myriade de contacts» directs entre les proches de Trump et les renseignements russes. C’est le cas de Paul Manafort, qui a été un bref directeur de campagne de Trump en 2016, et Konstantin Kilimnik, un officier du renseignement russe: «La présence de Manafort au sein de l’équipe de campagne et sa proximité avec Trump ont offert aux services de renseignement russes des opportunités pour influencer la campagne de Trump et obtenir des informations confidentielles.» L’avocat de Donald Trump de l’époque, Michael Cohen, était en contact direct avec le Kremlin pour solliciter son aide pour un projet de Trump Tower à Moscou susceptible de rapporter des centaines de millions de dollars.
Le moment d’Helsinki
La conférence de presse que donnèrent Trump et Poutine à Helsinki en juillet 2018 fut intrigante. Le premier déclara avoir confiance dans le président russe, infligeant un camouflet au renseignement américain. Ses critiques en 2018 laissant entendre que l’Amérique n’interviendrait peut-être pas si un pays balte, membre de l’OTAN, était attaqué, semblaient répliquer la rhétorique du Kremlin, comme ses propos sur la Crimée, annexée par la force par la Russie: «Les habitants de Crimée […] semblent vouloir plutôt être avec la Russie qu’ailleurs.»
Trump, un candidat mandchou? Grand spécialiste du renseignement américain, le journaliste James Bamford se confie au Temps: «Trump, un agent de la Russie? C’est ridicule. Le FBI se base sur un dossier peu solide qui montre que le FBI est tombé bien bas.» Vladimir Poutine, de son côté, a jugé nécessaire, le 25 septembre, de couper court à ces accusations. Il a proposé à Washington «d’échanger des garanties mutuelles de non-ingérence, y compris dans les processus électoraux».
Analyste pour NBC News contacté par Le Temps, Howard Fineman s’interroge au sujet du président américain: «Il aime l’homme fort en Poutine et aimerait être comme lui. Mais il y a quelque chose de plus que cela. On le découvrira un jour. Je crois que Poutine n’est pas la plus grande menace. En grand maître de jujitsu, il a simplement saisi les faiblesses de notre système. Il a retourné ces faiblesses contre nous.»
Pour l’écrivain Michael Weinreb, le livre The Manchurian Candidate traite d’un politicien compromis et d’un «pays compromis». Le parallèle, dit-il, avec aujourd’hui est frappant. Comme dans l’ouvrage, les institutions sont mal en point, le «système des poids et contrepoids est manipulé par les gens au pouvoir et les foules sont trop distraites ou trop complaisantes pour s’en inquiéter». Michael Weinreb y voit un ultime parallèle: le personnage d’Eleanor aurait été calqué sur celui de Roy Cohn, ex-conseiller juridique du sénateur McCarthy, qui deviendra plus tard le mentor de Donald Trump…