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Un an après, les victimes de l'attentat du 19 août contre l'ONU à Bagdad veulent savoir

Kofi Annan sera à Genève le 19 août pour présider une cérémonie du souvenir en présence des rescapés et des familles des victimes. Une exigence: savoir enfin ce que l'enquête menée sur le drame a révélé. Car sur ce sujet, l'organisation a depuis douze mois gardé un bien étrange silence

Comment faire le deuil d'êtres chers sans savoir pourquoi ils sont morts ou, au moins, pourquoi et par qui ils furent pris pour cible ce 19 août 2003 fatidique, à la périphérie de Bagdad? Alors que les Nations unies organisent à Genève, New York et Amman (Jordanie) une cérémonie simultanée le 19 août prochain pour honorer la mémoire des victimes de l'attentat commis contre le QG irakien de l'ONU, des proches des victimes et des rescapés reprochent à l'organisation de maintenir sur ce jour noir un inacceptable silence. Les familles, dont la plupart se retrouveront le 19 août au bord du Léman aux côtés de Kofi Annan, qui fera le déplacement à Genève, n'ont un an après que les larmes et le souvenir des disparus. De l'enquête menée en Irak par les forces américaines et par le FBI, rien n'a filtré. Ou, du moins, rien n'a été communiqué.

Laura Dolci-Kanaan, veuve de Jean-Sélim Kanaan, l'un des plus proches collaborateurs du défunt haut-commissaire aux droits de l'homme Sergio Vieira de Mello, est de ceux qui exigent d'être tenus au courant: «Mon fils avait 3 mois lorsque son père est mort dans les ruines du Canal Hôtel (le siège de l'ONU à Bagdad). Je veux pouvoir lui dire quand il sera plus grand qui a envoyé ce camion-suicide contre le bâtiment. Je ne peux pas imaginer répondre à ces questions par un «je ne sais rien car on ne m'a rien dit.»

Une investigation a pourtant eu lieu. Les témoins directs de l'attentat se souviennent tous avoir vu, alors que soldats et médecins cherchaient encore désespérément les corps des disparus, des agents américains recueillir des traces d'explosifs et remplir des sacs entiers d'indices potentiels. Le Temps a même appris que le FBI avait interrogé quelques semaines plus tard en Argentine, son pays d'origine, Carolina Larriera, la compagne de Sergio Vieira de Mello qui se trouvait aussi sur les lieux, étant elle-même membre de la mission onusienne.

«Le FBI, entre autres choses, voulait savoir si Sergio avait reçu des informations ou des menaces sur la ligne téléphonique directe dont il disposait dans la chambre que nous occupions tous deux à Bagdad, à l'Hôtel Cedar», explique-t-elle depuis Buenos Aires. L'ONU, à commencer par son secrétaire général Kofi Annan, a-t-elle été informée des développements de l'enquête? L'organisation a, de son côté, commandité deux rapports sur la sécurité de ses installations irakiennes, l'une conduite par l'ancien président finlandais Ahtisaari et l'autre menée par l'ancien haut fonctionnaire onusien Gerald Walzer. Il est probable que des échanges d'informations ont eu lieu entre son siège de New York et l'Autorité provisoire de la Coalition alors dirigée à Bagdad par Paul Bremer.

Or malgré cela, les blessés et leurs proches, auditionnés par ces deux panels onusiens, n'ont depuis un an reçu aucune information. «C'est le trou noir affirme une employée de l'ONU présente à Bagdad le 19 août 2003. Rien que sur les enquêtes internes menées par l'organisation, j'aurais beaucoup de choses à dire. J'ai fait partie des personnes interrogées par la commission Walzer et, comme beaucoup, j'ai eu l'impression que celle-ci cherchait plus à identifier des responsables qu'à mettre au clair les raisons du drame.»

Des sanctions, rappelons-le, furent prises par Kofi Annan à l'issue de ces investigations contre des cadres onusiens en poste à Bagdad au moment de l'attentat. La sécurité du complexe n'était pas assurée comme elle aurait dû l'être. Mais sur les coupables présumés, sur les pistes privilégiées par les enquêteurs, motus.

Un nom, bien sûr, est dans tous les esprits: celui d'Abou Mussab al-Zarqawi, le terroriste d'origine jordanienne considéré comme le responsable d'Al-Qaida en Irak. Mais cela ne suffit pas à Laura Dolci Kanaan qui envisage de déposer plainte contre X auprès de la justice française – son mari, Jean-Sélim, était Franco-Egyptien – avec d'autres rescapés. Fonctionnaire au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme à Genève, Laura veut que ce premier anniversaire rime avec vérité: «Je veux savoir, confirme-t-elle. D'abord, pour ne plus me heurter à cet abominable silence. Ensuite, pour faire valoir mes droits de victime.» Des informations recueillies à Bagdad par The Guardian ajoutent à sa frustration. Selon le quotidien anglais, une vidéo à la gloire des terroristes auteurs des attentats-suicides aurait été retrouvée par les Américains. Elle identifierait le chauffeur du camion piégé lancé contre le bâtiment de l'ONU. Il s'agirait d'un Egyptien, comme son défunt mari Jean-Sélim: «Pourquoi nous n'en avons rien su? Cette traque aux terroristes est entachée de zones d'ombre, déplore Laura. Le pire serait que l'on m'apprenne un jour qu'Al-Zarkawi a été tué et que le dossier est clos. Je veux moi, si des arrestations interviennent, que le droit soit respecté et que ces meurtriers soient jugés.»

Ces plaintes, ces récriminations, s'adressent directement à Kofi Annan. «Lui seul a le pouvoir d'exiger des informations des Américains. Il a une dette envers nous et envers les 22 morts du 19 août», lâche un rescapé. Des critiques fusent aussi sur le fonctionnement interne de l'organisation après l'attentat. Témoin privilégié s'il en est, car elle se trouvait sur place au moment du drame, Carolina Larriera, la compagne de Sergio Vieira de Mello (ce dernier avait entamé une procédure de divorce avec son épouse française, mère de leurs deux fils), affirme ainsi n'avoir jamais reçu de réponse personnelle à un courrier qu'elle adressa le 25 janvier à Catherine Bertini, secrétaire générale adjointe. Sa lettre fut juste, lui affirma-t-on, transmise au panel conduit par l'ancien président Ahtisaari. Elle a d'ailleurs saisi Luiz Inácio Lula da Silva, le président du Brésil (pays de Sergio Vieira de Mello) qui s'est entretenu de ce sujet avec Kofi Annan.

A Genève où il est attendu avec émotion par les familles, le patron de l'ONU devra donc s'expliquer. Outre la cérémonie officielle et un concert, le 19 août au soir, de l'artiste et ministre brésilien de la Culture, Gilberto Gil, un moment de rencontre intime avec les rescapés et leurs proches est semble-t-il à l'agenda du secrétaire général. Que leur dira-t-il? «Je reconnais que l'ONU a fait le nécessaire pour les assurances et les dédommagements, explique une employée rescapée rencontrée à Amman. Ce n'était pas facile car dans le feu de l'action, plusieurs membres de notre mission à Bagdad n'avaient pas reçu le feu vert indispensable de nos services de sécurité. Kofi Annan a, sur ce plan, joué son rôle. Alors, pourquoi ce silence sur l'enquête?»

Il n'en faut pas plus pour alimenter les rumeurs. Et si les Américains cachaient la vérité? Et si Zarqawi faisait un coupable bien commode? Pour avoir expérimenté une tragédie similaire à la fin octobre 2003, lorsque leur siège de Bagdad fut à son tour attaqué et détruit, les délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Irak avouent qu'ils se posent les mêmes questions. Certes, le CICR a fini après moult demandes par recevoir une lettre de la Coalition. Mais elle était vide: «Quelques lignes ridicules, s'énerve un ex-délégué. Avec, en plus, des affirmations erronées. Dans son courrier, la Coalition affirme que la bombe se trouvait sans doute dans un corbillard. Or tous les témoins affirment qu'il s'agissait d'une ambulance.» Un an après le carnage du 19 août 2003, tant de silence et tant d'imprécisions ne font qu'ajouter à la détresse des victimes et de leurs proches, broyées par l'infernal engrenage irakien.