En été 2008, bien que rongé par la chimiothérapie, il s’était fait violence pour se rendre au Sénat et voter contre des coupes dans Medicare, l’assurance maladie publique pour les plus de 65 ans. Certains républicains en furent tellement émus qu’ils retournèrent leur veste. L’anecdote révèle ce qu’a été Edward Kennedy durant ces quarante-six ans au Sénat: un politicien passionné qui n’a jamais eu honte de s’afficher sous l’étiquette «liberal», progressiste.
«Une figure unique»
Le dernier patriarche des Kennedy, l’une des familles les plus glamour de l’histoire politique américaine, est décédé mardi soir à 77 ans des suites d’une tumeur cérébrale dans sa maison du Massachusetts. Il sera enseveli samedi au cimetière d’Arlington à proximité de ses frères John Fitzgerald et Robert. La nouvelle a suscité une vague d’émotion à travers toute l’Amérique. Le président Barack Obama a déclaré avoir le «cœur brisé», soulignant que Ted Kennedy a été une «figure unique» aux Etats-Unis.
Considéré comme l’un des sénateurs les plus puissants et plus influents de l’Histoire américaine, le benjamin des neuf enfants de Joseph et de Rosa Kennedy porte en lui le destin tragique de la famille. Après la mort de son frère Joseph durant la Deuxième Guerre mondiale, l’assassinat, en 1963, de son frère John, président des Etats-Unis, est un cataclysme. Un an plus tard, Ted échappe miraculeusement à la mort dans un accident d’avion. Le cauchemar se poursuit en 1968 quand, dans un hôtel californien, un Palestinien chrétien tue son autre frère, Robert, candidat à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 1968. Prostré, Edward Kennedy se réfugie, dix semaines durant, dans le silence, naviguant seul sur son voilier, au large de Cape Cod. Plus tard, l’alcoolisme et sa réputation de coureur de jupons font les gros titres de la presse américaine. En 1969, un mystérieux accident de voiture sur l’île de Chappaquiddick, où la passagère de Kennedy perd la vie, finira de ternir l’image du politicien.
Après le divorce d’avec Joan Bennett Kennedy en 1982, Ted Kennedy se relève et se remarie avec Victoria Anne Reggie, une avocate de Washington. «Ces événements ont montré ses faiblesses, mais ils l’ont aussi humanisé», confie au Temps un Américain proche de l’administration Obama. D’autant que Ted Kennedy n’a jamais éludé ses problèmes en en assumant publiquement les conséquences avec une franchise quasi désarmante.
Décrit par le New York Times comme une personnalité rabelaisienne, avec sa tignasse blanche, son accent de Boston et sa démarche aussi puissante que laborieuse, Edward Kennedy a longtemps été dans l’ombre de ses frères. Considéré comme un «poids léger» à ses débuts, il va s’imposer au fil du temps comme un animal politique tenace, mais sympathique. Au cours des cinq décennies de son mandat sénatorial, Ted Kennedy est de tous les combats. Il se bat pour les droits civiques, pour accroître les fonds alloués à l’éducation. Bien qu’issu d’une famille aisée, il s’érige en champion de la défense des pauvres et des exclus. Il est surtout le chantre de la réforme du système de santé que Barack Obama tente de faire passer avec le Congrès. «C’est la cause de ma vie», disait-il. Président de la Commission de la santé du Sénat, il a toujours milité pour un accès universel à l’assurance maladie. Celui qu’on surnomme le «Lion de gauche» fut aussi l’une des chevilles ouvrières de l’instauration d’un revenu minimum.
Soutien à Barack Obama
Mû par son «intérêt pour la nation plutôt que pour le parti», Edward Kennedy le démocrate a été l’un des rares sénateurs capable de rallier, sans tabou, des républicains à sa cause. C’est ainsi qu’il collabora étroitement avec John McCain pour faire passer une loi sur l’immigration. Mais aussi avec George W. Bush – en matière d’éducation notamment – bien qu’il fût aux antipodes de ses convictions politiques. Choqué par ce qu’il a vu au Vietnam en 1968, il sera, en 2002, à la tête de l’opposition, au Congrès, à la guerre en Irak. Selon l’éditorialiste du Washington Post, Dan Balz, Ted Kennedy a joué deux rôles: «Il a été le symbole vibrant du mouvement progressiste américain dans l’ère d’un conservatisme conquérant. Il fut aussi l’incarnation vigoureuse d’un parlementaire pragmatique dans une ère de profondes divisions partisanes.» Homme politique peu soucieux des sondages et des quolibets, il a suivi ses propres principes. Sans compromis. Son insuccès dans les primaires de 1980 contre Jimmy Carter pour l’investiture démocrate le libérera finalement d’un poids familial: celui de devoir marcher sur les brisés de JFK.
Pour Barack Obama, la mort de Ted Kennedy est une tragédie personnelle et politique. La voix du sénateur pour faire passer sa réforme de la santé pourrait être capitale. La perte est d’autant plus douloureuse que le sénateur a été le soutien déterminant d’Obama dans les primaires démocrates aux dépens d’Hillary Clinton. A la Convention démocrate de Denver, en août 2008, Ted Kennedy fit une apparition surprise et émut toute l’audience. Déjà très malade, il s’exprima avec le même optimisme: «Je suis ici avec vous pour changer l’Amérique, pour restaurer son avenir, pour être à la hauteur de nos meilleurs idéaux et pour élire Barack Obama à la présidence des Etats-Unis.»