La nouvelle a claqué comme une gifle. Passé le choc, chacun a regardé l’heure: il était minuit, jeudi 5 décembre. Le président sud-africain, Jacob Zuma, venait d’annoncer à la télévision la mort de Nelson Mandela. La voilà donc enfin arrivée, cette méchante heure à la fois redoutée, espérée, crainte, imaginée depuis des mois par tout un peuple, alors que s’allongeait le nombre des semaines, puis des mois, au cours desquels s’éternisait l’agonie médicalisée du héros national.
En début d’année, le pays avait compris, à une brève séquence télévisée où il apparaissait, l’air égaré, au milieu des siens arborant des sourires contraints, que «Madiba», «Tata», «Mandela» – quelle que soit la façon de l’appeler – avait déjà en partie quitté cette terre, qu’il avait contribué à rendre meilleure. Puis, en juillet, il y avait eu l’hospitalisation, le grand embarras du gouvernement, les mauvaises nouvelles contradictoires, et Nelson Mandela n’avait jamais reparu en public. On savait ses organes touchés par une attaque cardiaque, survenue lors d’une nuit glaciale de l’hiver austral pendant laquelle il avait été évacué de sa résidence pourtant médicalisée de Johannesburg, à bord d’une ambulance qui était tombée en panne dans le froid, attaque qui avait manqué de l’emporter. Dès lors, l’attente de la dernière nouvelle avait commencé.
On l’avait sorti de l’hôpital pour le ramener chez lui. Il était clair que c’était pour lui permettre d’y mourir en paix. Et encore, et encore, il avait fallu attendre. Allait-on enfin le laisser reposer? Les spéculations pour lesquelles on maintenait ainsi dans ce purgatoire Nelson Mandela, au lieu de le laisser filer vers le Walhalla des héros, étaient devenues un sport national.
Curieusement, alors que ce moment est enfin venu, une forme de soulagement point dans les cœurs, et la tristesse de ceux qui affluent pour un dernier hommage devant sa résidence, dans le quartier de Houghton. Une foule grossit devant le muret de la jolie propriété de ce quartier bourré de chic, de charme, de vieux racisme distingué et de nouvelles fortunes noires.
A l’échelle d’Egoli («or» en zoulou), le surnom de Johannesburg – ville née avant-hier, à la fin du XIXe siècle, de la découverte d’une grosse pépite dans un champ un peu plus au sud, déclenchant une ruée vers le métal jaune –, c’est ici l’un des coins les plus aristocratiques de la ville. Voici un voisin, il est venu à pied, c’est pratique, il est Noir et il n’oublie rien, même ce qu’il n’a pas connu: «Un grand chef est mort, mes frères, rendons-lui grâce d’être là. Sans lui, nous n’aurions pas le droit de venir marcher sur cette pelouse, sauf pour la tondre.»
Ses mots se perdent dans les chants entonnés par la foule qui enfle de minute en minute. Des bougies s’allument. Les chants de la lutte, graves et profonds à donner des envies d’ouvrir le feu sur la bêtise du monde, montent dans la nuit froide. Il y a toutes les couleurs de ce pays dans le chaudron de l’émotion en train de bouillonner en chœur devant la dernière demeure de son dernier héros.
Trois serveurs d’un restaurant de luxe du quartier des affaires de Sandton ont filé dès la fermeture. Ils arrivent encore vêtus de leurs gilets de travail satinés, aux couleurs de Moët & Chandon, signe d’une ville où l’argent et le champagne coulent à flots pour les chanceux, qui se partagent les fruits si doux de cette nation à nulle autre pareille, tandis que les autres hésitent entre colère, résignation et souffrance.
Les manifestations à travers le pays n’ont jamais totalement cessé, depuis plusieurs années, faisant éclater l’exaspération croissante de la vaste masse des exclus. L’après-Mandela a déjà commencé, et promet d’être rude. Mais ce soir, comme l’Afrique du Sud sait le faire, tout est suspendu, le temps de l’émotion.
Les chansons sont comme une houle, et dans la communion surgit quelque chose de connu et d’étonnant: une joie palpable de se sentir ensemble, sous les auspices de Nelson Mandela. Œil bleu pétillant, accent afrikaans roulant, Jan De Lange couve des yeux sa femme qui serre, entre ses mains, une bougie comme on protégerait un petit oiseau blessé. Il a hésité, a failli, mais non, tout de même, il ne s’est pas mis à danser, comme certains Blancs qui font de leur mieux pour se mettre dans les pas de la foule qui vibre comme un seul homme.
Echarpe aux couleurs du drapeau national nouée autour du cou, elle se souvient du jour où Nelson Mandela a été libéré, en 1990. Elle avait tout juste commencé à travailler, son premier emploi, une nouvelle vie d’indépendance après avoir grandi dans les années 1980 de l’état d’urgence en Afrique du Sud. Dans sa dernière phase, avant de mourir, la bête de l’apartheid avait été terrible.
«Je ne peux pas croire, quand j’y songe, que nous soyons tous là, dans notre diversité, comme si cela était tout simple», dit-elle doucement en désignant, comme pour preuve de sa démonstration, l’imam de la mosquée voisine, un géant au sourire grand comme l’émotion du moment, qui a l’air d’avoir envie d’embrasser la terre entière. Mais déjà, elle s’inquiète un peu: «Les jeunes d’aujourd’hui ont peut-être tendance à penser que tout ça, c’est donné, alors que c’est tellement incroyable quand on a connu nos années sombres», lâche-t-elle.
Comme un millefeuille, chacun ici joue de ses couches et de ses contradictions. L’Afrikaner bienveillant a beau laisser couler une petite larme d’attendrissement à l’idée de ce pays qui aime s’imaginer, tout particulièrement devant les étrangers, comme une utopie multiraciale, chacun garde serré, tout près du cœur, des réflexes qui ne s’effacent pas d’un coup de sourire, même celui de Nelson Mandela ou du sympathique imam.
Et cet homme débordant de bonne volonté ne résiste pas à faire part de l’une de ses peurs, tout de même: «C’est beau, ces célébrations, mais quand la foule va devenir énorme, je me demande bien comment ça va se passer.» Et après un temps, pour préciser son propos: «Une foule, ça devient facilement irrationnel.» Une bouffée de swart gevaar, la peur des Noirs et de leur multitude, cultivée des siècles durant parmi la minorité blanche qui avait érigé la ségrégation pour s’en protéger, et remonte aux moments les plus inattendus.
La bouffée se perd dans les vagues de la foule. Des oiseaux de nuit commencent à arriver. Une femme blanche étreint son petit ami noir, et bat des paupières aux longs cils allongés de strass. Tous deux étreignent des inconnus, puis s’en vont derrière un arbre «pour boire un petit verre» à même une bouteille de scotch. Ils se cognent dans un homme portant, accroché dans le dos, un pot de Nescafé soluble géant et vendant des gobelets de café pour 20 rands (1,75 franc), qui tente bravement de placer sa marchandise au groupe des danseurs les plus enthousiastes.
C’est un groupe de militants de l’ANC, des gars de la «brigade Moses Kotane», qui semblent avoir répété l’hommage à Mandela, le guerrier, le combattant de la liberté, tant leur célébration touche à la perfection. Ils tirent leur nom d’un des anciens secrétaires généraux, et non des moindres, du Parti communiste d’Afrique du Sud (SACP), le parti qui a irrigué l’ANC de ses idées et porte une grande responsabilité dans la victoire finale des années de lutte. Moses Kotane, qualifié de «géant de la lutte» par Walter Sisulu, un autre colosse, avait participé à la conférence de Bandung, s’était assis sur le même banc des accusés que Nelson Mandela au procès de Rivonia, avant d’aller terminer ses jours dans la Moscou encore soviétique. Un pan gigantesque d’histoire qui affleure dans le présent sud-africain, mais pour combien de temps?
A l’époque des «Born Free», la première génération de Sud-Africains atteignant l’âge de voter sans avoir connu la période de l’apartheid, tous ces mots signifieront-ils encore quelque chose demain, une fois qu’avec Mandela s’envolera une partie de cette mémoire? La réponse commencera à être formulée d’ici à l’année prochaine, lors des prochaines élections, et du 20e anniversaire de l’élection du premier président noir du pays.
A l’aube, rendant grâce au Ciel lors d’un service dans sa ville, Desmond Tutu, l’ex-archevêque du Cap, a dit le plus simple, et le plus clair du message de l’Afrique du Sud: «Merci de nous avoir donnés Nelson Mandela.»
U Johannesburg et Pretoria s’attendent à recevoir les chefs d’Etat du monde entier la semaine prochaine pour une série d’hommages à Nelson Mandela, qui sera inhumé dans son village de Qunu le dimanche 15 décembre. (LT)
«Les jeunes ont peut-être tendance à penser que tout ça, c’est donné, alors que c’est tellement incroyable quand on a connu nos années sombres»