Alors que les combats font rage de l’Afghanistan à la Syrie en passant par le Yémen, près de 2000 participants du monde entier sont attendus à Genève pour faire le point sur le respect du droit de la guerre. La conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui réunit toutes les sociétés de secours nationales ainsi que tous les Etats qui ont ratifié les conventions de Genève, a lieu tous les quatre ans. Le directeur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Yves Daccord, et le Sénégalais Elhadj As Sy, secrétaire général de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, en expliquent les enjeux.

On ne compte plus les attaques contre les hôpitaux. Les humanitaires sont-ils plus visés que jamais?

Yves Daccord: Depuis quelques années, les hôpitaux sont devenus des cibles beaucoup plus fréquentes. Cela tient en partie à la nature des conflits d’aujourd’hui, le plus souvent des guerres civiles. C’est tragique, mais s’en prendre au système de santé est l’un des moyens les plus redoutables pour terroriser une population. Au Yémen, depuis le mois de mars, nous avons répertorié 130 attaques contre des structures de soins ou du personnel de santé. A cette échelle, ce n’est plus le fruit du hasard. Une fois terminée, la guerre en Syrie restera comme l’un des conflits où le non-respect de la mission médicale aura été le plus flagrant. Cela a un impact gigantesque sur la population.

Elhadj As Sy: Un seuil a incontestablement été franchi. L’adage qui veut qu’on ne tire pas sur une ambulance est piétiné. Quand on veut faire le plus mal, on tire sur les hôpitaux, sur les écoles et sur les lieux de culte. Les volontaires de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge paient un très lourd tribut, car ils sont mêlés à la population.

Depuis le début du conflit en Syrie, plus de 50 de nos volontaires ont été tués. En neuf mois de guerre, nous en avons déjà perdu neuf au Yémen. Mais si la Croix-Rouge ou le Croissant-Rouge ne sont pas là, qui le sera? C’est justement dans ces cas extrêmes que les populations ont le plus besoin de nous.

Dénoncez-vous avec suffisamment de vigueur ces attaques?

Y.D.: Il ne s’agit pas seulement de dénoncer, il faut recenser systématiquement toutes les atteintes, sans se focaliser uniquement sur les cas les plus emblématiques. Nous sommes convaincus que ces questions doivent mobiliser le personnel médical partout dans le monde et, au-delà, les opinions publiques. Quand un hôpital est bombardé, cela heurte notre humanité. Quand l’un de nos délégués est visé, comme notre collègue du CICR enlevée il y a quelques jours au Yémen, nous sommes obligés de nous regrouper et d’analyser la situation. Il faut ensuite des jours pour que nous puissions à nouveau venir en aide à la population. Cela a des conséquences dramatiques, surtout pour un pays comme le Yémen soumis à un blocus et qui, avant la guerre, importait 90% de la nourriture et qui n’en reçoit plus que 15%. Voilà ce qui me préoccupe le plus.

Quand les attaques contre les journalistes de guerre se sont multipliées, la mobilisation est restée confinée aux médias. Il ne faut pas répéter cette erreur. Car, aujourd’hui, il n’y a presque plus de journalistes internationaux pour couvrir des conflits comme la Syrie ou l’Irak. Ils manquent cruellement.

E.A.S.: Il est inacceptable que des gens perdent leur vie en essayant d’en sauver. Quand je travaillais pour les Nations unies, nous hissions le drapeau bleu pour nous frayer un chemin parmi les belligérants. Puis nous le cachions de plus en plus souvent pour nous protéger. Avec la multiplication des acteurs dans les conflits d’aujourd’hui, il y a moins de respect pour les emblèmes et la mission humanitaire. Voilà pourquoi il faut réaffirmer ces valeurs.

Une déclaration forte, c’est ce que vous attendez de la conférence internationale de la Croix-Rouge?

Y.D.: Cela fait longtemps qu’on ne croit plus qu’une déclaration puisse changer les comportements. La conférence réunit toutes les composantss du mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui ont une connaissance intime du terrain, ainsi que tous les Etats. Les pays du monde entier ont signé les Conventions de Genève. C’est une enceinte unique. Par le passé, nous avions bien réussi à intégrer dans le mouvement conjointement la société nationale israélienne et le Croissant-Rouge palestinien. Il faudra être le plus concret possible, par exemple, pour renforcer la protection de la santé mais aussi sur les violences sexuelles ou la protection des personnes détenues dans les conflits internes.

Comment comptez-vous vous y prendre en pratique?

Y.D.: L’idée est de ne pas seulement pointer les Etats. Les humanitaires et les professionnels de la santé ont aussi des responsabilités, comme le fait de marquer toutes les ambulances. L’idée est de trouver des solutions pratiques et collectives, parce que nous savons que les convergences entre les pays sont aujourd’hui rares, à part sur les questions sécuritaires.

La conférence doit se mettre d’accord sur un mécanisme de suivi du droit international humanitaire. La Suisse a proposé une rencontre régulière où chaque Etat rendrait compte de ses progrès. Mais cet engagement ne serait nullement contraignant. Qu’en attendez-vous?

Y.D.: Ce processus doit être évolutif. S’il s’agit d’organiser quelques conférences, puis plus rien, cela ne vaut pas la peine. Nous avons l’ambition de créer progressivement une enceinte où l’on évoque les questions les plus difficiles avec l’ensemble des Etats. Dans un premier temps, le but est aussi de convaincre des Etats très divers et qui sont eux-mêmes en guerre. Je serais inquiet si, à la fin de la semaine, nous avions un mécanisme qui ne dépasse pas les lignes de fracture actuelles.

E.A.S: Je crois au contraire qu’un engagement volontaire est bien plus fort que s’il est contraint. Sur des sujets aussi difficiles, le fait d’avoir une masse critique d’Etats qui soient prêts à échanger sur les bonnes pratiques en matière de respect du droit de la guerre est encourageant.

Comment jugez-vous le regain de la guerre contre le terrorisme, après les attentats de Paris?

E.A.S: On n'entend parler que de combats, de guerre et de punition. En comparaison, notre discours apparaît comme idéaliste et mou. Vouloir la paix et travailler tous les jours à la réduction de la souffrance humaine n’est ni une naïveté, ni une faiblesse. Il ne faut pas avoir honte de ses convictions et les affirmer.

Y.D.: Le langage guerrier est forcément réducteur. C’est nous contre eux. Il ne propose qu’une seule solution à des problèmes extrêmement complexes, comme la guerre en Syrie.

La France déclare être en guerre contre le terrorisme. Quelles en sont les implications juridiques du point de vue du CICR?

Y.D.: Depuis qu’elle est formellement intervenue en Irak et en Syrie, la France est très clairement en guerre. Elle est donc soumise aux obligations du droit international humanitaire. Tout est plus flou quand on lutte contre un phénomène global, comme le terrorisme. Ce serait une immense erreur de soutenir qu’aucun droit ne s’applique aux terroristes. On sait très précisément où ce genre de raisonnement mène: quinze ans après l’ouverture de Guantanamo, des gens sont toujours emprisonnés, sans qu’on sache comment les juger. La France a des lois très précises qui règlent le cadre juridique s’appliquant au terrorisme. il n'y a pas de vide juridique.

En l’occurrence, la France a décrété l’état d’urgence.

Y.D.: C’est compréhensible. Il est également important que les élus et la société civile veillent à sa juste application.

Certains terroristes se sont mêlés aux réfugiés et aux migrants qui rejoignent l’Europe. Craignez-vous que cela n'entraîne une plus grande fermeture des frontières?

E.A.S.: Les terroristes réussissent à s’infiltrer dans toutes les failles. Si l’on commençait par créer des voies d’immigration légales, cela permettrait de mieux contrôler les arrivées mais surtout de mettre fin au commerce mortifère des passeurs.

Y.D.: La tentation de faire le lien avec les arrivées en Europe et le terrorisme est grande. Mais il y a eu bien d’autres attentats avant la crise migratoire. Evitons les amalgames.

Que faites-vous face à cette crise migratoire?

E.A.S.: Tout d’abord, l’Europe n’est pas la première destination des migrants et des réfugiés dans le monde. Jusqu’à présent, elle était plutôt épargnée. Les Croix-Rouge et les Croissant-Rouge interviennent autant dans les pays d’origine, sur les routes de l’exil et enfin dans les pays d’accueil. N’oublions pas qu’il s’agit de migration forcée. En fuyant la pauvreté abjecte, la guerre ou les persécutions politiques, les gens tentent de recouvrer leur humanité.

Y.D.: Il faut aider celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de prendre le chemin de l’exil. Mais la réponse doit surtout être politique. Je comprends l’inquiétude de l’Europe mais elle doit continuer à s’interroger sur les causes de cet afflux. Huit millions de personnes sont actuellement déplacées à l’intérieur de la Syrie. Que fait-on pour elles? Je ne demande pas la paix tout de suite, mais juste de trouver des solutions pragmatiques comme de geler le conflit, comme la communauté internationale l’avait fait avec les Accords de Dayton pour la guerre en Bosnie. Rappelons que l’Europe a deux sièges de membre permanent au Conseil de sécurité. Elle doit jouer de son poids politique et mieux anticiper. A l’avenir, il n’est pas impossible que la situation en Afghanistan ou encore dans tout le Sahel crée de nouveaux flux migratoires.

Parmi les groupes de travail mis en place par l’ONU pour parvenir à un règlement de la question syrienne, il y en a un sur l’acheminement de l’aide. Quel doit être le rôle des humanitaires dans la résolution des conflits?

E.A.S.: Il y a toujours eu des trêves et des couloirs humanitaires. Ces initiatives renforcent la confiance mutuelle. L’action humanitaire au quotidien construit un capital social, qui peut servir de base à la réconciliation et à la paix. Ce sont par exemple un point d’eau qui abreuve au-delà des fractures ou une école où les enfants vont ensemble. Mais il nous faut être clairs: nous ne pouvons pas faire la paix à la place des responsables politiques.

Y.D.: Le modèle de résolution du conflit syrien proposé par l’ONU est similaire à celui qui a été appliqué en Ukraine. Mais il prendra du temps. En attendant, nous devons faire en sorte que mes collègues et ceux du Croissant-Rouge syrien continuent à pousser les limites du possible tous les jours pour permettre aux personnes en Syrie de survivre.

Les besoins humanitaires n’ont jamais été aussi importants depuis la Seconde Guerre mondiale. Serez-vous contraints de n’intervenir que dans certains pays?

E.A.S.: Nous devons au contraire traiter la crise centrafricaine avec le même engagement que la guerre en Syrie. Il faut justement faire fi de toutes les considérations géostratégiques qui pourraient nous amener à fixer des priorités. L’universalité est l’un des principes les plus importants du mouvement de la Croix-rouge et du Croissant-rouge.

Y.D.: L’humanitaire reste relativement bon marché. Les budgets que nous réclamons représentent moins de cinq avions de combat. Les moyens financiers existent quand on voit tout l’argent que les Etats ont mis pour sauver les banques, par exemple. Je suis personnellement plus inquiet d’obtenir le soutien politique des Etats pour un plus grand respect du droit international humanitaire, et pas seulement ceux qui sont le plus bienveillants à notre cause.

Mais, comme les agences onusiennes, vous vous apprêtez à demander des budgets record pour l’année prochaine, sans garantie d’être entendus.

Y.D.: Je ne dis pas que c’est facile. Mais il faut réfléchir de façon plus globale. Les différents acteurs doivent agir de façon plus complémentaire. De nouveaux acteurs investissent l’aide humanitaire, comme la Banque mondiale. Elle a réalisé après l’épidémie d’Ebola que beaucoup de médecins étaient morts, que les systèmes de santé s’étaient effondrés et que leur réhabilitation nécessitera des sommes énormes. Il aurait mieux fallu intervenir avant l’urgence. Nous devons aussi davantage associer les populations que nous aidons et qui sont beaucoup plus connectées. En Somalie, par exemple, 80% de l’aide parvient via la diaspora. Les réseaux de solidarité syriens jouent aussi un rôle important. Personne ne pourra faire tout partout, même les Nations unies.