Par la suite, son nom accompagne chaque soubresaut de l’émancipation noire. C’est «le chef des rebelles des Lunch counters», raconte avec une admiration non dissimulée le célèbre Jean Dumur, future figure historique de la RTS, dans la Gazette de Lausanne, ces étudiants noirs qui tentent de se faire servir dans les coins restaurant des grands magasins, où ils ont le droit d’acheter un sandwich mais pas de le consommer sur place. Il défend aussi les Freedom riders, ces activistes antiracistes venus en bus des Etats non ségrégués pour tenter de convaincre. Il dénonce l’utilisation de chiens contre les Noirs (qui scandalise le monde entier), il manifeste, est arrêté, libéré: la presse ne rate rien de ses faits et gestes, comme la police et ses adversaires d’ailleurs.
Les services de sécurité sont donc sur les dents en ce 28 août, d’autant que le parti néonazi de Lincoln Rockwell est présent lui aussi. «Cette marche ne fera pas avancer la cause des Noirs», prédit pourtant, un brin désabusé, le correspondant du Journal de Genève, «le Congrès, à qui la marche est destinée, n’aime pas les pressions»… «En lever de rideau, les dirigeants intégrationnistes des deux races se sont rendus à 9h30 au Capitole», raconte encore le quotidien. Les personnalités sont là – dont «Burt Lancaster, Marlon Brando, Harry Belafonte, et mêmeJoséphine Baker, qui a fait le déplacement tout exprès de Paris». Les discours ont lieu dans l’après-midi. Et un accueil «délirant» est réservé au révérend King, dont la célébrissime harangue ne dura finalement qu’à peine une quinzaine de minutes.
Autour de lui, une assemblée compacte ponctue d’un «Yeah!» sonore chaque phrase forte. Et ce discours en comporte beaucoup. Dès les premiers mots, le pasteur cite Abraham Lincoln, l’espérance des esclaves noirs de devenir libres, et la parole que l’Etat américain n’a pas respectée. «Nous sommes venus encaisser notre dû, dit Martin Luther King. Now is the time!» Le ton est emphatique, les images bibliques – «les vents tourbillonnants de la révolte», «les vallées du désespoir». C’est à la fin de son discours, écrit, que la voix enfle, et qu’intervient «I have a dream», déclamé sans notes – «un rêve profondément enraciné dans le rêve américain… Rêve que cette vérité, que nous sommes tous égaux, deviendra une évidence. Rêve que sur les rouges collines de Géorgie, les enfants des anciens esclaves et ceux des anciens propriétaires d’esclaves s’assiéront à la même table de la fraternité. Rêve que même l’Etat du Mississippi, un Etat étouffant sous l’injustice et l’oppression, sera transformé en une oasis de liberté et de justice… Rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans un pays où ils ne seront pas jugés selon la couleur de leur peau mais selon ce qu’ils ont en eux…» Cette dernière phrase a depuis fait le tour du monde.
La marche des droits civiques fut un énorme succès, mais marque aussi la fin d’une époque. Les nouvelles générations sont fatiguées d’attendre, et le mouvement noir est divisé. Car la stratégie de non-violence montre ses limites: deux semaines après Washington, des attentats racistes tuent sept Noirs à Birmingham (Alabama), dont quatre petites filles. L’émotion est considérable.
Au début de 1964, le Journal de Genève publie un passionnant reportage du fameux couple de journalistes et écrivains Pierre et Renée Gosset, qui donne aussi la parole au gouverneur de l’Alabama, le détesté George Wallace. «On hésite à être optimiste, écrivent-ils prudemment, King est débordé…» «La marche de Washington a été la piqûre de Novocaïne qui vous fait oublier que vous souffrez sans vous guérir le moins du monde, leur déclare en effetle rebelle Malcom X, il n’y a pas de révolution sans que du sang soit versé.» Cette même année, le révérend King devient à 35 ans le plus jeune titulaire du Prix Nobel de la paix. Il sera assassiné quatre ans plus tard. Son discours reste un message de paix unique, cité dans le monde entier encore aujourd’hui, et enseigné dans les écoles américaines.