Le sondage force à voir la question d’un regard neuf. Quelque 17 000 personnes interrogées dans 16 pays, la plus vaste consultation de ce type jamais entreprise par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le résultat, grosso modo? Une vaste majorité de la planète semble aujourd’hui accepter l’idée que la guerre a des lois et des limites. Soixante-sept ans après la rédaction des Conventions de Genève, c’est là plutôt une bonne nouvelle. Mais celle-ci s’accompagne de résultats moins reluisants que le président du CICR, Peter Maurer, qualifiait lundi de «troublants». Et notamment celui-ci: les pays qui ne sont pas en proie à un conflit semblent, en général, plus enclins à s’accommoder des errements de la guerre que ceux qui la subissent directement.

Peut-on lancer des attaques dans des zones habitées, en sachant que de nombreux civils vont y perdre la vie? Près de huit personnes sur dix répondront par la négative dans les pays où cela est en train de se passer maintenant (Yémen, Syrie, Irak, Afghanistan, Soudan du Sud…). En revanche, ils ne sont guère plus qu’un sur deux à partager cet avis, en moyenne, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Russie ou en Chine (soit les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU).

«Lorsque l’on voit la guerre sur des écrans, on a tendance à avoir une attitude plus désinvolte envers les principes fondamentaux du droit humanitaire», résume Peter Maurer. Un phénomène d’autant plus alarmant, à dire vrai, qu’il ne fait que se renforcer avec le temps. La conviction que la mort de civils est une conséquence «normale» de la guerre a gagné du terrain au fil des années, comme le démontre une comparaison avec des données récoltées par l’organisation en 1999.

Un Suisse sur cinq

La question de l’utilisation de la torture est, de ce point de vue, révélatrice. Il y a quelques jours, Donald Trump sondait le général «4 étoiles» James Mattis pour en faire son futur secrétaire à la Défense. Le président élu des Etats-Unis l’avouait benoîtement: le général venait de le convaincre que l’usage de la torture était moins efficace pour obtenir des aveux d’un détenu que «quelques bières et un paquet de cigarettes». De quoi contredire tout ce que Donald Trump avait claironné durant la campagne électorale – «Croyez-moi, ça marche!» disait-il en parlant du waterboarding.

Mais ce n’est pas seulement le nouveau président américain qu’il fallait convaincre: près d’un Américain sur deux reste persuadé de l’efficacité de la torture, malgré la remise en question – tant morale que scientifique – suscitée aux Etats-Unis par la pratique de la simulation de noyade et d’autres techniques relevant de la torture sous l’administration de George W. Bush. Un Français ou un Britannique sur quatre reste aussi à convaincre de l’inutilité de ces pratiques, tout comme un Israélien sur deux, ou encore… près d’un Suisse sur cinq.

Peter Maurer assure pourtant que cette «apathie» affichée par une partie de la population ne débouche pas forcément sur l’établissement d’une politique. «Je reviens de Moscou et de Washington, dit-il. Or je n’ai rencontré personne, au sein des appareils militaires ou de la sécurité, qui se fasse là-bas l’avocat de la torture.»

Prêts à fermer les yeux

La population syrienne se place parmi celles qui rejettent à une grande majorité l’utilisation de la torture. Et pourtant. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, une ONG plutôt proche de l’opposition, la torture ou les mauvais traitements dans les prisons auraient coûté la vie à quelque 60 000 Syriens en cinq ans de guerre. «Il y a une forte déconnexion entre ce que pense l’opinion, qui juge ces pratiques inacceptables, et le comportement des gouvernements ou des groupes armés», souligne Peter Maurer en référence aux pays en guerre.

En clair: alors qu’il dénonce l’emploi des pratiques contraires au droit international humanitaire, le CICR se voit souvent répondre qu’elles sont explicables par le contexte national et qu’elles sont donc moins graves qu’il n’y paraît. «Faux!» pourra désormais répondre le CICR, résultats du sondage à l’appui. Un démenti et une profession de foi universaliste qui ne s’adressent donc pas seulement aux tortionnaires des pays en guerre, mais aussi aux opinions des pays occidentaux, promptes à fermer les yeux sur ces pratiques tant qu’elles sont utilisées loin de leurs fenêtres.


Une pratique immorale, mais surtout inutile

L’usage de la torture n’est pas seulement illégal et immoral. Il est aussi inutile, à l’heure d’obtenir des informations vitales, ou comme moyen de prévenir, par exemple, un éventuel attentat terroriste.

Cette conclusion est partagée aujourd’hui par les militaires et les scientifiques américains, dont par exemple l’Intelligence Science Board, chargé de conseiller les services d’intelligence des Etats-Unis. Il n’empêche: alors que, il y a une quinzaine d’années, deux tiers des personnes consultées par le CICR jugeaient la torture illicite, même pour «obtenir des informations militaires importantes», ce chiffre se réduit à 48% aujourd’hui.

La raison? Hormis la peur du terrorisme, certains spécialistes mentionnent la banalisation de la torture dans de nombreuses séries télévisées, vues aujourd’hui par des dizaines de millions de personnes. L’avenir du pays est en jeu, et il ne reste qu’une poignée de minutes au héros pour soutirer des aveux et désamorcer la menace. «La torture est dépeinte comme nécessaire, efficace et même patriotique», estimait il y a déjà plusieurs années Human Rights First en référence à la série 24 heures chrono, qui a popularisé ce genre de scénarios. (L. L.)