«Un véritable leader est celui qui cherche à avoir une opposition vivante»
Russie
Mikhaïl Gorbatchev était de passage à Genève en fin de semaine passée pour le conseil d’administration de son ONG, Green Cross International, fondée en 1993. L’ancien président de l’URSS et Prix Nobel de la paix évoque la situation politique en Russie et le refus de Moscou de lâcher Damas. Il s’inquiète de l’avenir de la planète
Le Temps: Vous avez condamné le déroulement des élections législatives en Russie en décembre dernier. Depuis, Vladimir Poutine s’est réinstallé à la présidence. Quelle est votre appréciation du climat politique actuel en Russie?
Mikhaïl Gorbatchev: La Russie cherche avec difficulté une solution pour sortir de la situation actuelle. Il y a eu la période de la perestroïka, avant le règne d’Eltsine, puis Poutine est arrivé et il y a ensuite eu une période pendant laquelle on ne sait pas qui était vraiment aux commandes. Tout cela a laissé des traces. Je pense que la perestroïka a eu un impact considérable sur notre pays, mais nous n’avons pas entièrement réussi à atteindre nos objectifs.
Pour répondre à la question directement, je dirais ceci: la situation actuelle de la Russie est compliquée, et les difficultés découlent du fait que beaucoup de problèmes qui affectent directement le peuple sont laissés sans réponse. C’est un pays potentiellement très riche, mais beaucoup de gens manquent encore de l’essentiel. Sans changements sérieux dans le système qui prévaut aujourd’hui, il sera très difficile de remédier à ces difficultés. Comment résoudre le moindre problème dans un pays aussi grand que la Russie, si les gens sont mis de côté, s’ils sont empêchés de s’impliquer en politique?
Une fracture existe, qui peut être très dangereuse pour la Russie. Le mouvement de protestation actuel n’est pas une fiction. Ce n’est pas une provocation agitée par quelqu’un. C’est une réaction à la situation difficile et au fait que personne ne tente de résoudre positivement les problèmes. Des fautes ont été commises durant les présidences de Poutine et de Medvedev. Leur erreur est aujourd’hui de croire que cette contestation va tout simplement disparaître. C’est précisément cette attitude qui exaspère beaucoup de personnes en Russie. Il y a toujours une bonne partie de la population en Russie qui soutient Poutine, mais elle a tendance à s’amenuiser.
Les problèmes de la Russie tiennent aussi à la nature de notre parlement. La Douma a voté un certain nombre de lois à la hâte. Cela signifie que ceux qui, comme moi, ont douté des résultats des dernières élections législatives avaient raison.
Ma position est toujours la même: la Russie a besoin d’élections libres et équitables. Cela reste une priorité, ce qui signifie que les lois électorales devraient garantir des scrutins libres et équitables. Ces derniers temps, il y a eu un certain nombre de prises de position positives de la part des officiels; pourtant, je ne vois aucun changement significatif s’annoncer.
L’opposition russe est aussi en train de subir une transformation, qui n’est pas encore achevée et qui est exploitée par les proches de Poutine. Or, un leader véritable est celui qui cherche à avoir une opposition vivante, normale, sérieuse. La faiblesse actuelle des dirigeants de la Russie est qu’ils ne comprennent pas cela. Pour le dire de manière tempérée, ils n’aiment pasl’opposition.
– De quelles transformations parlez-vous au sujetde l’opposition?
– Nous avons besoin de faire émerger des partis politiques, tous types de partis et de groupes. C’est le plus important, et le processus est en cours.
– Le procès des Pussy Riot, condamnées à deux ans de camp pour avoir chanté une «prière punk» anti-Poutine, a fait couler beaucoup d’encre en Russie et à l’étranger. Qu’en avez-vous pensé?
– Je rappelle que deux d’entre elles ont des enfants. Elles ont certes commis une action anti-Poutine. Mais je suis étonné, et même outré, que ce cas, qui aurait dû être traité avec tact, peut-être une conversation sérieuse, ait précipité tout le pays dans une situation hors de proportion. Je pense que la société civile, les chambres civiles auraient dû traiter ce dossier.
– Depuis le début du soulèvement syrien, Moscou n’a jamais cessé de soutenir le régime de Damas ni de faire obstruction à toute résolution forte du Conseil de sécurité. Soutenez-vous cette position?
– Par nature, je suis un décideur. Je suis fortement opposé à l’usage de violence. De plus en plus, on voit émerger des conflits au sein de nations qui n’engendrent que bains de sang et destructions. Dans le cas syrien, il semble que le Conseil de sécurité pourrait entraîner le monde dans une solution militaire. J’apprécie la résistance de la Chine et de la Russie à une telle décision. Des intérêts géopolitiques sont en jeu, ils sont ignorés par les médias. La situation en Syrie est dramatique pour son peuple. Il faut trouver un chemin vers une solution politique. Mais c’est aussi un exemple de plus, très convaincant, du fait que les dirigeants ne doivent pas rester au pouvoir pendant des décennies. Ce n’est pas une manière de diriger un pays. Cela entraîne le règne des clans et de la corruption, qui étreint le pays.
Il faut aussi dire que dans tous les pays qui sont maintenant au centre de l’attention du reste du monde, les gens pensent qu’ils veulent la démocratie. Mais pas la même que dans les pays de l’Ouest. La question est: quelle sorte de démocratie? Il faut du temps pour la faire émerger.
– Vous plaidez pour une solution politique en Syrie. Jugez-vous que la Russie aide à la trouver?
– La Russie ne se distancie pas assez de la situation syrienne, mais ce n’est pas seulement à elle de trouver une solution politique. Tout le monde doit aider à la trouver plutôt que d’utiliser des tanks ou de faire rentrer des armes en Syrie.
– Vous avez été confronté comme dirigeant de l’Union soviétique à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Le Japon a connu l’an dernier un autre accident nucléaire de grande envergue. Pensez-vous que le moment est venu pour l’homme de renoncer à l’énergie nucléaire?
– Les Etats qui peuvent se le permettre doivent le faire. Mais les situations nationales sont variées. L’Allemagne rencontre un grand succès dans l’usage d’une énergie renouvelable comme l’éolien. Mais allez demander à la France de se priver de l’atome! Chaque pays doit décider pour lui-même. Dans certains cas, un tel renoncement est susceptible de provoquer une baisse significative du niveau de vie. Et donc de représenter un énorme problème. L’énergie est nécessaire aux individus comme elle est nécessaire à la production industrielle. Il s’agit par conséquent de gérer prudemment toute transition d’une énergie à l’autre.
– Vous croyez en la possibilité d’y arriver dans des délaisraisonnables?
– Oui, je suis optimiste. Mais ce n’est pas mon optimisme qui compte. C’est celui des décideurs. C’est à eux de croire en la possibilité de mener à bien ce changement. Et leur mobilisation doit être la plus large. Un changement ne pourra venir que de l’engagement d’un grand nombre de milieux, de la classe politique bien entendu, mais aussi de l’économie et de la société civile. Il sera aussi très important d’utiliser de nouvelles technologies pour nous permettre de consommer moins d’énergie. J’ai la conviction que le défi numéro un posé à l’humanité est la gestion de l’environnement. Or, dans ce domaine, il y a urgence. Plus on attendra, plus certains problèmes deviendront difficiles à régler. Et la Terre est déjà surpeuplée…
– Que préconisez-vous comme stratégie pour aller de l’avant?
– Le développement durable est un problème global. Il ne suffira pas de trouver des solutions partielles pour l’affronter avec succès. Ce dont le monde a désormais besoin, c’est d’un tout nouveau modèle de croissance économique. J’ai lu des études d’environnementalistes américains et russes qui demandent que ce bouleversement soit mené en une décennie. Mais il ne faut pas se leurrer. Quelles que soient la gravité et l’urgence du problème, un changement aussi considérable ne pourra pas s’effectuer à une telle vitesse. Une fois encore, il faut se montrer prudent: la précipitation peut causer de gros dégâts.
– Considérez-vous que les dirigeants actuels du monde affichent une volonté suffisante d’œuvrer dans ce sens?
– Un nombre croissant de personnes comprend l’urgence de la situation. C’est là un point très positif. Mais nous devons passer maintenant à une étape suivante. Il y a aujourd’hui trop de déclarations et pas assez d’actions. Les institutions actuelles nous permettraient déjà d’avancer plus vite dans certains domaines, dans la punition des crimes environnementaux, par exemple. Et si elles ne sont pas suffisantes, nous aurons tout loisir d’en créer de nouvelles. L’entreprise s’annonce extrêmement difficile. Elle passera sans aucun doute par des changements dramatiques. Mais nous n’avons pas le choix. Une meilleure gestion de l’environnement est une question de vie ou de mort.