Ukraine
Plus de 200 000 personnes sont descendues dans la rue pour réclamer la démission du président Ianoukovitch au lendemain de violences policières qui ont décuplé la motivation des protestataires. La mobilisation dépasse les affiliations politiques. Les opposants occupent toujours le centre-ville ce matin (avec galerie photos)

Un ancien d’Afghanistan agite les bras pour faire refluer les casseurs décidés à en découdre: «Ne provoquez pas la milice, nous ne voulons pas un bain de sang, la révolution n’a pas besoin de vos vies!» Selon des sources concordantes, 200 000 Ukrainiens au moins ont envahi la place de l’Indépendance et les rues adjacentes, au centre de Kiev, la capitale, dimanche en début d’après-midi. Ils accusent le président d’avoir trahi le pays en refusant de signer un accord d’association avec l’Union européenne en préparation depuis des mois. Aux cris de «Ianoukovitch démission», et «les bandits dehors», les manifestants appellent à une nouvelle révolution, plus radicale que celle de 2004, qui n’avait pas apporté les changements espérés.
Les protestations se succèdent depuis dix jours, pour contraindre le président à se rapprocher de l’Europe, mais samedi, le ton a brutalement changé, l’atmosphère est devenue révolutionnaire. Les pressions occidentales conjuguées au soulèvement populaire pourraient bientôt rendre intenable la position du président, Viktor Ianoukovitch.
Après un voyage en train de cinq heures, qui l’a conduite de Lviv, à l’ouest du pays, jusqu’à Kiev, et une nuit blanche à grelotter, Irina Lysak, 25 ans, tente de se réchauffer à côté d’un brasero improvisé: «Tout a basculé, samedi à l’aube, lorsque les forces antiémeute, ont attaqué avec une brutalité inouïe des manifestants à moitié endormis.» Elle découvre les images des blessés sur les réseaux sociaux, quelques heures après que la confrontation s’est achevée: «C’était incroyable, le sang, des étudiants et des enfants grièvement blessés. Là, j’ai su que je devais rejoindre la foule à Kiev, répondre à l’appel.»
Pourquoi, alors que la manifestation touchait à sa fin vendredi soir, les forces de sécurité ont-elles décidé d’intervenir avec des moyens disproportionnés et une violence que rien ne justifiait? «Personne ne comprend. Le gouvernement s’est tiré une balle dans le pied. Avec le froid, l’approche des festivités de fin d’année, la mobilisation n’aurait pas duré plus de quelques jours. Mais les images sanglantes ont bouleversé la société ukrainienne et suscité un dégoût immense dans toutes les couches sociales et quelle que soit l’appartenance politique», répond Irina Lysak. Anatoli, de Lviv lui aussi, blessé à la main lors de l’intervention musclée de samedi, renchérit: «Ce fut la goutte d’eau de trop. Elle a déclenché la révolution.»
Beaucoup de gens de l’ouest, historiquement plus favorable à l’Europe, ont fait le déplacement vers Kiev. Depuis le début des événements, ils sont en première ligne. «Mais, cela aussi a évolué. La semaine dernière, les étudiants, les militants et les gens de l’ouest du pays formaient le gros des manifestants. Aujourd’hui, toute la ville est dans la rue et certains sont venus des quatre coins de l’Ukraine pour participer à ce moment historique», explique Irina.
Non loin d’elle, un couple de retraités d’Odessa défile, pancarte à la main. Un ancien officier de l’armée de l’air suit en agitant un drapeau. «Aucun n’a d’affiliation politique», commente Andreï, un businessman actif dans le négoce du grain: «Les entrepreneurs et les professions libérales soutiennent en masse le mouvement.»
Roman Lipinskiy, politologue, met un bémol: «Ce qu’on voit est inédit. Depuis 2004 il n’y avait pas eu une telle mobilisation. Mais, le prolétariat, les mineurs de l’est du pays, ceux qui soutiennent Viktor Ianoukovitch ne sont pas là.» Peut-on faire une révolution sans les travailleurs? «C’est comme une voiture sans moteur», répond l’expert. Pourtant il veut croire qu’il s’agit d’un moment révolutionnaire: «La fronde antigouvernementale n’est pas partisane, il s’agit désormais d’une lame de fond.»
Le député Vyacheslav Kirilenko s’est mobilisé dès la première heure. A la tête du parti d’opposition Pour l’Ukraine, il explique que toute l’opposition fait enfin front commun. Sur l’estrade qui a été montée au centre de la place de l’Indépendance, théâtre des violences de samedi, Vyacheslav Kirilenko consent que la mobilisation des Ukrainiens de l’est sera déterminante, «mais, aujourd’hui, même les mineurs du Donbass ont compris que Viktor Ianoukovitch ne pouvait rien pour eux. Les problèmes économiques et la corruption concernent tous les Ukrainiens».
Il est 17 h, une clameur s’élève. Vitali Klitschko, l’ancien champion du monde poids lourds et désormais l’homme politique le plus populaire d’Ukraine, a pris le micro: «Nous devons attendre, il ne faut pas se risquer à des provocations. Nous allons faire la révolution, mais sans faire couler le sang.»
Dans la foule excitée, nombreux sont ceux qui voudraient prendre d’assaut la présidence sans attendre. Taras s’est armé d’une matraque et s’est équipé d’un masque à gaz. Il file vers la présidence, que protègent des cordons de policiers. Ces derniers se sont repliés vers les centres névralgiques et veulent absolument éviter les confrontations avec les émeutiers. Un ancien de la Légion étrangère, Anatoli, mercenaire volontaire pour encadrer les révolutionnaires, lui barre le passage. Il répète le message qu’ont asséné les politiciens à la tribune: «Attendons demain, essayons les voies légales pour obtenir la démission du président.»
Mais Taras ne l’entend pas de cette oreille, armé de son bâton, il veut y aller: «Les politiciens ont du retard, comme en 2004. Ils nous freinent, veulent temporiser, alors que l’on doit prendre le pouvoir maintenant.» Dans l’impasse derrière lui, des grenades explosent, les feux des ambulances illuminent la rue. Les provocations ont dégénéré, la foule reflue et au-devant des fuyards, un homme est en sang. Pour Taras, c’est inévitable: «La nuit va être violente.»
Selon Irina Lysak, tout peut attendre encore quelques jours: «C’est inespéré et, comme lors de la Révolution orange, il a fallu une semaine pour renverser le gouvernement.» Les violences se poursuivaient hier soir. L’opposition appelle à une grève générale à partir de ce lundi et à une occupation permanente de la place de l’Indépendance.
«La fronde antigouvernementale n’est pas partisane, il s’agit désormais d’une lame de fond»