Le 4 novembre 2000, Irom Sharmila cessait de s’alimenter. Trois jours plus tôt, des insurgés séparatistes avaient attaqué un régiment spécial de l’armée, dans l’Etat de Manipur, au nord-est de l’Inde. Le 2 novembre, l’armée répliquait en ouvrant le feu sur dix civils à un arrêt d’autobus de Malom, un quartier d’Imphal, la capitale du Manipur. Le lendemain, les photos des dix cadavres étaient publiées dans la presse locale. «J’ai été choquée par ces photos», commentera Irom Sharmila. Je me rendais à un rassemblement en faveur de la paix, et j’ai compris que nous resterions impuissants face aux violations des forces de l’ordre. J’ai alors décidé d’arrêter de manger.»

C’était il y a quinze ans. Depuis, «la dame de fer de Manipur» n’a jamais rompu son jeûne, allant jusqu’à se laver les lèvres avec un coton sec pour éviter le contact de l’eau. Selon l’article 309 du Code pénal, sa grève de la faim l’inculpe de tentative de suicide, infraction qui la condamne à la détention. Elle est donc sous surveillance policière dans une chambre de l’Hôpital d’Imphal, où elle est alimentée de force trois fois par jour par sonde nasale. Relâchée à l’occasion par les tribunaux, Irom Sharmila reprend alors son jeûne avant d’être à nouveau arrêtée. Tous les quinze jours, elle doit se présenter devant un magistrat. Ce dernier lui demande si elle a changé d’avis concernant sa grève de la faim. Elle livre toujours la même réponse: «Non!»

Les Indiens se rappellent par intermittence cette femme détenue dans un petit Etat à la frontière birmane, aux confins de leur pays. Et n’auraient presque pas remarqué que son corps a décliné au fil de quinze années. Aujourd’hui, la presse et les défenseurs des droits de l’homme saluent le combat de cette femme de 43 ans, qui s’obstine dans la plus longue grève de la faim au monde. D’origine modeste et à l’enfance discrète, elle ne représente aucun mouvement politique. Pour la journaliste Shoma Chaudhury, «elle est une personne absolument unique dans l’histoire mondiale de la protestation politique».

Pourtant, son combat hors du commun n’aura porté, à ce jour, aucun fruit. Irom Sharmila lutte pour l’abrogation de la loi Afspa (Armed Forces Special Powers Act), qui octroie des pouvoirs spéciaux à l’armée en permettant aux soldats de tirer à vue et d’arrêter sans mandat. Dans cette région sensible, l’armée tente de réprimer des mouvements insurrectionnels. L’Afspa est entrée en vigueur dans l’ensemble du Manipur en 1980, et plusieurs milliers de personnes ont trouvé la mort. D’après Amnesty International, cette loi est la porte ouverte «aux exécutions extrajudiciaires» et «continue d’engendrer de graves violations des droits de l’homme».

Les années de résistance ont transformé Irom Sharmila en une héroïne intemporelle, à la fois icône et martyre. Celle que les habitants de Manipur appellent «Mengoubi», «la Juste», incarne l’image du sacrifice. Pour Deepti Priya Mehrotra, auteur d’une biographie à son sujet, «sa déclaration est que la vie ne peut être vécue si l’Etat n’accorde pas l’égalité des droits à ses citoyens».

Avec ses cheveux bouclés et emmêlés, son visage arborant l’anomalie visuelle d’une narine intubée est devenu un symbole. En Inde, il est croqué sur des posters ou des t-shirts, objets d’une inspiration similaire à celle de Che Guevara. «Les gens me mettent sur un piédestal, déclarait Irom Sharmila l’an dernier à un journaliste. Mais je suis contre cela, car j’ai de bons et de mauvais côtés.»

Babloo Loitongbam, un militant qui lui est proche, renchérit: «Irom est une personne ordinaire. Elle veut manger de la bonne nourriture, avoir une histoire d’amour, une vie normale, comme tout le monde.» Une femme ordinaire, portée par une volonté et un espoir hors du commun, dans la solitude d’une chambre d’hôpital.