C’est le tour de parole du Comité international permanent de la conserve (CIPC). Cette vénérable association, créée à Paris dans les années 1930 afin de promouvoir l’industrie de la boîte de conserve, a un message important à faire passer au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il s’agit d’un cri d’alarme sur la situation au Pakistan où «des millions de personnes sont victimes de formes modernes d’esclavage», notamment dans la fabrication de tapis. La jeune représentante des conserves, appelons-la Svetlana*, lit son texte à toute allure, pour s’en tenir aux deux minutes imparties. Qu’à cela ne tienne: au cours de la même session, d’autres jeunes délégués, au nom cette fois de l’Union européenne des relations publiques ou de l’Union pan-africaine pour la science et la technologie, viendront ensuite s’exprimer. Avec une seule et même cible en ligne de mire: le Pakistan.

Pareil défilé est devenu habituel au sein du Palais des Nations. Il s’inscrit dans un réseau plus large qui, depuis quinze ans, défend à Genève et à Bruxelles, mais aussi au Canada et aux Etats-Unis, les intérêts de l’Inde face notamment à son vieil ennemi pakistanais ainsi que face à la Chine. Une enquête menée par EU DisinfoLab, une organisation indépendante qui traque la désinformation, ainsi que par plusieurs médias européens, dont Le Temps, met en lumière l’ampleur et la sophistication des moyens mis en place avec cette campagne tentaculaire.

Galaxie de 265 faux médias

Il y a un an, une autre enquête avait déjà prouvé l’existence d’une galaxie de 265 faux médias qui reproduisaient, dans 65 pays, des informations défavorables au Pakistan. Au centre de ce dispositif: un prétendu Times of Geneva qui, aux côtés du Times of Bern ou du Schweiz am Sonntag, alimentait cette propagande. Depuis lors, ces «médias» en ligne ont disparu. Mais, à travers de fausses ONG, d’autres médias et de think tanks factices, ainsi que par le recrutement d’étudiants genevois, la machine pro-indienne est loin de s’être arrêtée.

Retour au siège de l’ONU à Genève, où Svetlana et ses jeunes collègues ont souvent partagé un même parcours scolaire en passant par la Geneva Business School, dont l’établissement se trouve à un jet de pierre du Palais des Nations. Francis Kahn, le président de l’école, tombe des nues, en soulignant que son établissement n’a rien à voir avec ces pratiques. «En faisant nos propres recherches, nous avons établi qu’une société étrangère est entrée en contact avec l’une de nos étudiantes. Celle-ci semble ensuite s’être employée à en recruter d’autres.» Entre-temps, cette jeune femme, originaire du Kazakhstan, a été renvoyée de l’école pour d’autres motifs, explique le président, qui entend débattre bientôt de cette question avec ses étudiants. Il insiste: «Cette manière de se prêter à ce jeu sans aucun recul est contraire à nos enseignements, qui cherchent à préparer nos étudiants à devenir des leaders responsables.»

Avec un parcours différent, Sébastien* s’est prêté au même jeu. Répondant à une offre d’une agence de travail temporaire, il s’était retrouvé à l’ONU, alors âgé d’une trentaine d’années, sans comprendre le moins du monde ce qui était en jeu. «On nous fournissait à la dernière minute un texte à lire, explique-t-il au Temps. Nous avions le sentiment de participer pour un moment à la marche du monde et d’œuvrer pour des vraies ONG. C’était plutôt excitant et intéressant.» La prestation est d’ordinaire payée cash, sans reçu. Tarif habituel: environ 200 francs la journée.

«Menace à la sécurité du pays»

En présence des délégués d’une bonne partie du monde, Sébastien a donc présenté les points de vue d’une demi-douzaine d’ONG, tels le Club international de la recherche de la paix ou encore le Conseil de la paix mondiale. Au programme, invariablement: le Pakistan et, particulièrement, la province du Baloutchistan, la plus grande mais aussi la plus pauvre du pays, largement défavorisée et théâtre de nombreuses violations des droits de l’homme. Entre deux exposés, Sébastien a le temps de voir s’activer dans les couloirs l’un de ceux qui semblent gérer les opérations. Il ne le sait pas encore, mais il s’agit de Mehran Marri.

Mehran Marri est l’un des principaux activistes baloutches qui réclament l’indépendance de la province. Comme il le souligne lui-même, l’homme avait été de toutes les réunions de l’ONU à Genève depuis dix-sept ans. Or ce n’est plus le cas aujourd’hui: il y a trois ans, la police fédérale (Fedpol) lui a signifié une interdiction d’entrée dans le territoire suisse au motif qu’il représenterait une «menace à la sécurité du pays». Cette interdiction est toujours en vigueur.

De fait, quelques semaines avant cette décision, en septembre 2017, des affiches inhabituelles avaient fait leur apparition à Genève. Le long de la route de Ferney ainsi que sur les trams et autobus qui mènent à la place des Nations, des publicités barrées d’un gros «Free Baluchistan», et signées par l’organisation Baluchistan House, avaient semé un certain émoi dans la République. Bien plus: la diplomatie pakistanaise s’en était saisie; l’ambassadeur suisse à Islamabad avait été convoqué; des appels avaient même surgi au Pakistan pour boycotter les produits suisses. Entre deux cris de colère devant cette «atteinte à la souveraineté» du pays, les autorités d’Islamabad n’avaient pas tardé à pointer du doigt l’Inde, accusée d’être derrière les activités menées par les militants baloutches à Genève.

«Multiples preuves»

L’enquête d’EU DisinfoLab confirme qu’il ne s’agissait pas d’un pur fantasme pakistanais. Le fil rouge qui relie ces étranges ONG à l’œuvre à l’ONU, l’organisation Baluchistan House, ou encore la résonance donnée à des manifestations à Genève ou à Bruxelles et la création de groupes d’«experts» autoproclamés? «Toute cette opération est reliée par de multiples preuves accumulées que l’on peut simplement retrouver en utilisant Google, explique Alexandre Alaphilippe, le directeur exécutif d’EU DisinfoLab. Par exemple, ces structures ont été enregistrées aux mêmes adresses, ou alors les sites web ont été enregistrés avec les mêmes adresses e-mail. On remarque aussi que les représentants de ces organisations interviennent régulièrement ensemble dans des événements conjoints ou dans des médias du groupe Srivastava.»

Le groupe Srivastava? Cette holding indienne, qui dit détenir des compagnies dans des secteurs aussi variés que les ressources naturelles, le trading, la santé ou les médias, semble au centre de cette galaxie. Son quartier général est à New Delhi, mais elle possède aussi une antenne à Genève, en face de l’aéroport. Le téléphone qu’elle indique est cependant déconnecté et, de fait, sa présence se limite à l’existence d’une simple boîte aux lettres. Egalement sollicitée, la mission de l’Inde à Genève n’a pas répondu à nos questions.

«Ecosystème entier»

Ces structures qui défendent des positions pro-indiennes – et qui ont peut-être leur équivalent en faveur d’autres pays – forment ce que les chercheurs d'EU DisinfoLab nomment un «écosystème entier», dont les différentes parties s’alimentent les unes les autres. C’est, en somme, un univers parallèle: via les acteurs des fausses ONG, des groupes de politiciens européens ou des faux médias, le système produit de «faux contenus». Des contenus qui, à leur tour, sont repris par des faux médias ou, à l’occasion, par de réels médias indiens. «Tout cela donne l’illusion d’une couverture médiatique indépendante. Mais c’est complètement artificiel car tout est maîtrisé par un seul acteur», résume Alexandre Alaphilippe.

Difficile à suivre? Il suffit d’en parler à Sébastien, l’étudiant qui était devenu malgré lui l’un des agents de cette vaste entreprise. Alors qu’il ne pensait plus à cet épisode, il a eu la surprise de se voir catapulté «rédacteur en chef» d’un magazine en ligne nommé EU Chronicle, et supposément édité à Bruxelles. Seul le prénom de l’homme a été modifié, d’une simple lettre. Or, sous les apparences d’un média classique qui dit s’intéresser aux questions liées à l’Union européenne, EU Chronicle possède lui aussi quelques particularités étonnantes: il a partagé à l’origine la même adresse IP que celle utilisée par le groupe Srivastava, son équipe rédactionnelle est introuvable et, surtout, il est saturé d’informations favorables aux intérêts de l’Inde.

* Tous les prénoms ont été modifiés


Complément

A l'ONU, vraies et fausses ONG 

La décision d'admettre ou non une organisation non gouvernementale dépend des Etats. D'où les possibles dérives...

La Commission d’étude de l’Organisation de la paix (CEOP) a une longue histoire derrière elle. Créée aux Etats-Unis en 1939, elle avait ensuite œuvré en faveur de la création des Nations unies, pour que cette organisation prenne le relais d'une Société des Nations qui avait lourdement failli à sa tâche. La CEOP fait toujours partie des quelque 5500 organisations non gouvernementales (ONG) qui disposent d'un statut consultatif à l'ONU, en relation avec le système des droits humains. Mais un simple coup d'œil sur les caractéristiques qui lui ont valu cette accréditation laisse songeur.

Ainsi, l'adresse de son siège permanent, telle qu'elle est recueillie par l'ONU, indique le New Jersey, aux Etats-Unis, au 626, Ferney Drive. «Ferney Drive»? Il n'existe aucune route portant ce nom dans le New Jersey. Un nom qui fait en revanche furieusement penser à la route de Ferney, qui traverse la place des Nations à Genève...

De fait, la CEOP est active dans la galaxie de fausses ONG qui œuvrent à Genève à la défense des intérêts de l'Inde. Malgré son histoire, personne ne semble avoir sourcillé à l'heure de lui fournir une accréditation qui semble bidon.

«Guidé par des intérêts politiques»

Ce genre d'histoires fait tristement sourire Phil Lynch, dont l'organisation, ISHR (pour International Service for Human Rights, une ONG bien réelle celle-là) cherche notamment à aider les défenseurs des droits humains à se faire entendre au sein des Nations unies.

C'est un comité comprenant 19 Etats qui est chargé de décider de l'admissibilité ou non de ces ONG. Une manière de faire décriée depuis longtemps par les spécialistes. «Ce processus est pour le moment contrôlé par les Etats et entièrement guidé par des intérêts politiques», note Phil Lynch. Alors que des organisations indépendantes, qui pourraient réellement ennuyer les Etats, ont souvent toutes les peines du monde à franchir les obstacles en vue d'une admission, d'autres peuvent faire l'objet d'une sorte d'arrangement entre amis, qui favorise leur accession.

«Entendons-nous bien: une vaste majorité d'ONG font réellement le travail pour lequel elles se sont constituées, et leur expertise est essentielle au bon fonctionnement du Conseil des droits de l'homme, poursuit Phil Lynch. Mais il faudrait d'urgence procéder à des réformes pour éviter ce genre de dysfonctionnements.» Parmi les pistes possibles: une plus grande présence, au sein de ce comité, des Etats occidentaux, qui ont tendance à le négliger. Ou alors la nomination d'experts qui remplaceraient les Etats et leurs calculs politiques. Une perspective qui semble pour l'instant bien lointaine. L.L.