Adhésion, Autorité, Alternance: en surfant sur ces trois mots, le Front national n’a pas seulement, dimanche, triplé son score des régionales de 2010 (11%) et déferlé sur les 13 régions redécoupées de l’Hexagone, Corse incluse. Le parti présidé par Marine Le Pen a réussi à imprimer son rythme, ses thématiques et ses conditions à un pays ébranlé par les attentats du 13 novembre, toujours miné par une défiance chronique envers son président élu en mai 2012, François Hollande. L’adhésion au FN est confirmée par son statut de parti préféré des jeunes de 18-24 ans, des ouvriers et des employés. Le besoin d’autorité est alimenté par le contexte d’insécurité, dans une France en «guerre» contre le terrorisme. L’alternance, enfin, est le mot fétiche de la patronne du FN, candidate déclarée à la présidentielle de 2017. Et pour cause: déçus par la droite et la gauche, un tiers des électeurs français veulent désormais confier les rênes du pouvoir au seul parti qui ne l’a jamais exercé: le Front national.

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La vague FN dominicale n’a pas déferlé par surprise, même si le parti d’extrême droite semblait avoir marqué le pas lors des départementales de mars 2015, remportées par Les Républicains de Nicolas Sarkozy. Elle est le résultat conjoint d’un mouvement tectonique de la politique française, et d’une stratégie gagnante entamée par Marine Le Pen depuis qu’elle a pris le relais de son père Jean-Marie, après les présidentielles de 2002 qui avaient vu ce dernier battu par Jacques Chirac au second tour, par 78% contre 22%.


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Côté tectonique, le FN n’a cessé de profiter, depuis les premières alliances régionales conclues avec la droite en 1998 (il était alors à 14,7%), du délitement de ses adversaires. L’immobilisme des douze années de présidence Chirac, les fractures du quinquennat Sarkozy, puis l’affaissement brutal depuis 2012 de la gauche au pouvoir (pourtant victorieuse en 2010 dans 21 régions sur 22) ont fait le lit d’une extrême droite que sa présidente a su débarrasser, au moins formellement, de ses vieilles lunes fascistes et antisémites. Le premier tour des régionales est éloquent: là où il est implanté (après sa victoire dans une dizaine de municipalités de plus de 9000 habitants en 2014), le FN progresse, frôlant parfois la majorité absolue. L’exercice du pouvoir – certes dans des communes aux compétences limitées – lui profite donc, alors que le ras-le-bol est généralisé devant l’impasse du chômage, et que les frustrations identitaires locales ont été dopées par le redécoupage des régions à la hussarde, fin 2014.

La stratégie gagnante de Marine Le Pen, parallèlement, est d’avoir su capitaliser sur deux réalités: l’existence d’une France populaire et moyenne déboussolée par la mondialisation et de moins en moins à l’aise dans le corset des contraintes communautaires; et le besoin de légitimité. Son père Jean-Marie, ex-officier parachutiste, violentait les institutions. Sa fille, elle, a apprivoisé les termes «République», «Nation», «Souveraineté», «Rassemblement». «Sa matrice est celle d’un Etat fort, protecteur, héritier de l’histoire républicaine. Elle a renversé les rôles en se présentant comme la championne de la vraie République, celle qui ne trahit pas le peuple», explique le politologue Jean-Yves Camus, auteur d’un livre récent sur les «Droites extrêmes en Europe» (Ed. Seuil). Les circonstances ont fait le reste. «La crise financière a relancé le débat sur les méfaits de l’euro, l’effondrement de la Grèce a ravivé le thème d’une Europe des voleurs, la crise des migrants a remis les frontières sur le devant de la scène, puis les attentats islamistes ont torpillé l’idéal multiculturel», poursuit notre interlocuteur. Bingo! Comment réfuter les thèses du FN alors que ses prédictions semblent se réaliser?

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Ces élections régionales françaises – dont le second tour peut encore priver le Front national de toute victoire, faute d’alliés – arrivent en plus à un moment charnière, qui décuple les tensions. Il n’y aura plus d’autre scrutin avant la présidentielle de mai 2017, pour laquelle Marine Le Pen, si elle est élue, abandonnera dès 2016 la présidence de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie. La France, en état d’urgence jusqu’au 26 février, bruit de sujets tels que la déchéance de nationalité pour les coupables d’actes terroristes, ou la fermeture des mosquées radicales. François Hollande, crédité de bons sondages lorsqu’il compatit, ne parvient toujours pas à incarner le pays et encore moins à dessiner son avenir. Son premier ministre Manuel Valls, arrivé à Matignon en avril 2014 porteur d’un espoir de changement, s’y retrouve atone, incapable d’accoucher de réformes d’envergure. Pire, les initiatives libérales du ministre de l’économie Emmanuel Macron sont, pour l’électorat populaire, synonyme d’une concurrence accrue, de travail le dimanche, de sacrifices toujours plus grands. «Ils n’ont pas compris que nos concitoyens en ont assez de payer pour les autres», plastronnait devant nous en novembre le maire «bleu marine» de Béziers, Robert Ménard.

Car cette vague FN profite, et c’est peut-être le plus préoccupant, du grand malaise français, de ce refus tenace d’une grande partie de l’électorat hexagonal d’accepter que le monde a changé, que la France n’est plus la puissance d’antan, et que l’économie de demain ne sera plus jamais celle de l’emploi garanti et protégé. Qu’importe dès lors les mensonges économiques éhontés de Marine Le Pen, presque aussi étatiste que l’extrême gauche, ultra-protectionniste et mensongère lorsqu’elle promet de «protéger les pauvres». Cette France de l’angoisse, où les milieux économiques sont restés jusque-là étrangement silencieux, est celle qui nourrit la colère dont le Front national profite à plein. Les arrangements de l’entre-deux-tours – marqué par la consigne de désistement du PS au profit des Républicains dans les trois régions les plus menacées par le FN (Nord, PACA, Alsace-Lorraine) même si le socialiste dissident lorrain Jean-Pierre Masseret a décidé de se maintenir – apparaissent presque, dès lors, comme d’illusoires pansements. Car d’ici à la présidentielle de 2017, et sauf retournement extraordinaire de conjoncture, la plaie Front national semble partie pour faire toujours plus souffrir une France en panne chronique de remèdes.