Amérique du sud
Le régime chaviste a réagi à la victoire de l’opposition aux élections législatives en réduisant les prérogatives du parlement. Comme il a tenté, depuis son installation, d’affaiblir tous les contre-pouvoirs potentiels. Reportage au coeur de la crise

Le pouvoir vénézuélien est sous le choc. Après avoir remporté élections sur élections pendant dix-sept ans, le camp de feu le «Commandant éternel» Hugo Chavez a subi une lourde défaite aux législatives du 6 décembre dernier face à une large coalition de partis d’opposition, la Table de l’unité démocratique. D’autres que lui auraient accepté sans broncher de céder quelques prérogatives, mais ce n’est pas son genre. Son ambition est de régner sans partage. Et sa réaction a été de durcir rapidement le jeu en réduisant les pouvoirs du parlement… au point de mener le pays, en ce début d’année, au bord de la dictature.
Sur place, cette réaction n’a pas surpris. «Hugo Chavez a polarisé la société comme jamais auparavant, observe le chroniqueur politique Oscar Lucien. Il l’a considérée non pas comme une collection de personnes diverses et variées, mais comme un champ de bataille entre bons et mauvais. Des bons qui avaient pour vocation d’adhérer totalement à son régime et des mauvais qui étaient condamnés à s’y opposer parce que «traîtres à la patrie» et «agents de l’impérialisme». Il n’a pas inventé les divisions politiques entre droite et gauche ou entre riches et pauvres. Mais il les a portées à un niveau d’intransigeance sans précédent, au point de sataniser la simple idée de négociation.»
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Le mythe de l’homme providentiel
Hugo Chavez s’est présenté dès son accession au pouvoir comme un homme providentiel chargé de sauver sa patrie, sans craindre de se comparer au grand «Libertador» Simon Bolivar, passé dans l’histoire pour avoir arraché la région à la férule espagnole. Il a affirmé haut et fort que sa mission était d’en finir avec l’ordre ancien, marqué par l’injustice et la corruption, pour en imposer un nouveau, au service des couches sociales défavorisées. Et, dans ce but, il a choisi de s’affranchir des règles et d’accumuler les pouvoirs.
Porté par une puissante vague de mécontentement, Hugo Chavez a été élu triomphalement à la tête du pays en 1998, un exploit qu’il a réédité à trois reprises, en 2000, 2006 et 2012, tout en s’assurant parallèlement la majorité au parlement et en imposant sa propre Constitution. Mais le contrôle des pouvoirs exécutif et législatif ne lui a pas suffi. Il a entrepris de s’emparer du pouvoir judiciaire, en imposant année après année des hommes de confiance à la tête du Tribunal suprême de justice, jusqu’à convertir cet organisme clé en instrument docile.
La même logique messianique et autoritaire a poussé Hugo Chavez, puis son successeur Nicolas Maduro, à tenter de s’emparer de tous les autres contre-pouvoirs possibles. Les entreprises privées, étroitement liées à l’opposition, l’ont payé cher en subissant une vague de nationalisations, couplée à un contrôle paralysant des changes et des prix. Selon les statistiques de Fedecamaras, la principale organisation patronale du pays, quelque 700 sociétés ont fermé en moyenne chaque année entre 2000 et 2010. Et il ne reste plus aujourd’hui que 5000 de ces entités sur les quelque 18 000 que comptait le pays il y a dix-sept ans.
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Les médias ont constitué une autre cible du régime. Les principales chaînes de télévision, soumises à de fortes pressions économiques et politiques, ont été acculées les unes après les autres à se soumettre aux autorités. Puis est venu le tour des radios d’opposition, qui ont disparu en quantités. Enfin, les attaques se sont portées sur la presse écrite à coups de rachats de titres, de suppressions de publicité étatique et de poursuites en justice. «L’autocensure est pratiquée aujourd’hui à large échelle, dénonce le rédacteur en chef du journal de référence Tal Cual, Xabier Coscojuela. Faute de revenus, nous sommes nous-mêmes passés en quelques années de 45 à 14 employés et du rythme quotidien au rythme hebdomadaire.»
Les universités autonomes harcelées
Les milieux académiques, foyers traditionnels de pensée critique, sont pareillement harcelés. A commencer par les universités dites autonomes, dont le statut, imaginé par Simon Bolivar en personne, est censé garantir la liberté de recherche et d’enseignement. «Le pouvoir chaviste a multiplié les initiatives pour les mettre à sa botte, dénonce Luis Millan, professeur au sein de la plus prestigieuse d’entre elles, l’Université centrale du Venezuela. Il a tenté notamment d’imposer un nouveau mode d’élection des recteurs et des doyens en violation de sa propre Constitution. Et il se mêle de domaines étrangers à ses compétences comme la gestion du budget et la sélection des étudiants.»
Et gare à ceux qui osent s’attaquer frontalement au régime! Le coordinateur national du parti Voluntad Popular, Leopoldo Lopez, purge une peine de 13 ans et 9 mois de prison pour incitation à la violence, suite à la féroce répression par la force publique des manifestations pacifiques auxquelles il avait convié ses concitoyens. Et le maire de la capitale, Antonio Ledezma, cofondateur de l’Alianza Bravo Pueblo, est détenu depuis plus d’un an au motif qu’il aurait trempé dans un complot.
Encore ne s’agit-il là que des cas les plus connus. Une organisation spécialisée, le Foro Penal Venezolano, estime à 274 le nombre de détentions arbitraires en 2015 et assure que le Venezuela est le pays d’Amérique latine où sévit la plus forte répression politique. Le siège de la police du régime, le Servicio bolivariano de inteligencia nacional (SEBIN), a été baptisé «la tombe» par les Vénézuéliens en raison de l’extrême rigueur de ses cellules souterraines et des mauvais traitements qui y sont infligés.
«Nous sommes dans la résistance»
La large coalition de partis qui a remporté en décembre les élections législatives s’est donnée pour but à court terme d’obtenir l’amnistie des prisonniers politiques et d’écourter le mandat du président Nicolas Maduro. Pour y parvenir, elle compte non seulement sur les moyens législatifs que lui octroie le contrôle du parlement mais aussi sur une pression massive de la rue.
Mais certains militants ne croient plus qu’en la mobilisation citoyenne. Tel est le cas, par exemple, d’un groupe baptisé la Juventud Activa Venezuela Unida, qui utilise toute la panoplie des méthodes de protestation non violentes pour accroître la pression sur le régime: grève de la faim, enchaînement à des édifices publics, etc. Une stratégie qui a valu de nombreux séjours en prison à ses membres mais qui reste d’actualité. «Nous ne sommes pas dans l’opposition, résume son responsable des opérations, Alejandro Aguirre, dans un bureau discret de Caracas. Nous sommes dans la résistance.»
Des formations paramilitaires aux ordres du régime
«Nous ne reviendrons jamais au passé! Toujours, jusqu’à la victoire!» Tracé sur une façade aux côtés d’un portrait géant de Che Guevara, l’avertissement est sérieux. Il traduit fidèlement l’esprit de ce quartier de l’ouest de Caracas, le 23 de Enero, composé d’amas désordonnés de masures lépreuses et de grandes barres d’immeubles dégradés. L’endroit constitue un bastion de l’extrême gauche vénézuélienne. Et sa population a la ferme intention de défendre jusqu’au bout le régime révolutionnaire de Nicolas Maduro.
La lutte politique est ici une vieille tradition. Elle a ses martyrs, comme Alexis Gonzalez, «assassiné par la police» lors du coup d’Etat manqué d’une partie de la droite en 2002. Et ses trophées, telle l’ancienne caserne qui abrite aujourd’hui la Coordination Simon Bolivar, une organisation de quartier active dans l’alphabétisation et la «conscientisation» politique. «Nous n’avons pas attendu Hugo Chavez pour revendiquer nos droits, lance l’une des animatrices du lieu, Guadalupe Rodriguez. Mais il nous a accompagnés et nous lui en sommes reconnaissants.»
La militante ne se laisse pas démonter par l’échec cinglant du régime aux dernières élections législatives. «L’opposition a profité d’une crise économique pour réaliser un bon score, explique-t-elle. Ses dirigeants ont laissé entendre qu’ils allaient en finir avec les pénuries. Mais ils n’y sont pas parvenus et beaucoup de gens regrettent déjà d’avoir voté pour eux. Quoi qu’il en soit, nous n’accepterons jamais un retour de la droite au pouvoir. Nous n’avons rien de bon à attendre de sa part. Les riches ne vont jamais aimer les pauvres.»
Groupes armés
Le quartier connaît une très forte criminalité, dont témoignent ses fenêtres systématiquement couvertes de barreaux. Plus inquiétant encore: il a la réputation d’abriter un nombre important de groupes armés sympathisants du régime et susceptibles d’accomplir ses basses œuvres. Dans un récent rapport, l’Observatoire vénézuélien de la conflictualité sociale en énumère près d’une trentaine, du Collectif Mur de la Dignité à la Force communautaire Ernesto Che Guevara en passant par… la Coordination Simon Bolivar.
Ces formations paramilitaires ont pour objectif officiel de maintenir la sécurité dans leur périmètre, tâche pour laquelle elles reçoivent fréquemment des aides de l’Etat. Mais certaines sévissent également loin de leurs quartiers, dans des contextes qui n’ont rien de criminel. L’Observatoire vénézuélien de la conflictualité sociale assure ainsi dans son étude qu’au cours du seul premier trimestre de 2014, elles ont été surprises à user de violences dans au moins 437 manifestations politiques. Notamment dans celles où ont été répertoriées des blessures par balle.
Les milieux académiques comptent parmi les principales victimes du phénomène. L’Université centrale du Venezuela, qui s’est mis à dos le régime en défendant son autonomie, a subi d’innombrables attaques ces dernières années sous la forme de saccages, de vols et d’agressions. Ses autorités «ont dénoncé à la justice quelque 70 actes de violence, dûment documentés par des vidéos, des photos et des témoignages, confie Luis Millan, professeur à la Faculté d’architecture de l’institution. Mais les autorités n’y ont donné aucune suite.»
«Ces groupes n’ont pas seulement des armes, dénonce l’enseignant. Ils ont aussi des bombes lacrymogènes, qui font normalement partie de l’arsenal de l’Etat. Et puis, ils agissent sans scrupule. En face, le service de sécurité de l’université ne fait pas le poids.»