Aux abords de l’usine Tazreen Fashion, dont il ne reste que cendres et gravats, des milliers d’ouvriers du textile ont manifesté pour protester contre leurs conditions de travail. Pour la deuxième journée consécutive, ils ont crié leur colère et bloqué les rues. Mardi était jour de deuil national en hommage aux victimes, 112 au moins, de l’incendie qui a embrasé samedi soir une usine textile dans la zone industrielle d’Ashulia, à une dizaine de kilomètres de Dacca, la capitale du Bangladesh. Ouvriers et syndicats incriminent les employeurs, qui, selon eux, font preuve de négligence coupable, le gouvernement, qui ne se donne pas les moyens de faire respecter une législation pourtant très laxiste, mais aussi les marques occidentales, qui sous-traitent la confection de leurs vêtements. Le Bangladesh est devenu le deuxième exportateur mondial dans le domaine du textile, derrière la Chine, avec un volume de 18 milliards de francs. Parmi les clients de Tazreen Fashion: C&A, Carrefour, Ikea, Pimkie, Walmart.

L’activiste Kalpona Akter, directrice de l’ONG Bangladesh Center for Workers Solidarity, s’est rendue sur les lieux de la tragédie dimanche. «J’ai trouvé les cadenas brisés de deux des issues de secours. Ils ont été fracturés par les pompiers. Les portes étaient verrouillées de l’extérieur, les ouvriers étaient piégés.» Alors que l’alarme retentissait, le contremaître a exigé des employés qu’ils restent à leur poste, prétextant un simple exercice. Ce mensonge aurait retardé l’évacuation d’une trentaine de minutes. Lorsque la fumée a envahi les locaux, les ouvriers se sont précipités vers les sorties de secours. Beaucoup sont morts par suffocation et douze d’entre eux en sautant dans le vide pour fuir les flammes. Les neuf étages du bâtiment se sont transformés en un piège mortel. L’organisation syndicale Bangladesh Garment Sramik Federation conteste les chiffres officiels. Il y aurait, selon elle, au moins 150 morts, dont une majorité de femmes.

Depuis 2006, 700 ouvriers du textile sont morts au Bangladesh dans des incendies. A chaque fois, le même constat désespérant: conditions de sécurité insuffisantes sinon désastreuses. Chargé d’améliorer les conditions de travail des ouvriers du textile dans le monde, le réseau Clean Clothes Campaign (CCC) tente de sensibiliser les marques et les consommateurs. «La pression sur les prix impose aux sous-traitants des économies, notamment sur les salaires et sur les conditions de travail», explique Julia Spetzler, coordinatrice pour la Suisse de CCC, qui dénonce aussi le cynisme des marques occidentales: «Elles sont coresponsables des tragédies qui se répètent dans le textile.»

Un audit effectué pour le compte de Business Social Compliance Initiative (BSCI) relevait, en décembre 2011, des manquements dans la sécurité de l’usine de ­Tazreen Fashion: «Manquements légers», selon Jürg von Niederhäusern, le coordinateur suisse de BSCI, qui ajoute qu’ils pouvaient facilement être corrigés, «Tazreen semblait dans la bonne moyenne pour le Bangladesh». Une autre société spécialisée dans les audits sociaux, l’américaine Worldwide Responsible Accredited Production (WRAP) a, elle, décerné un certificat, médaille d’argent, à Tuba Group, la maison mère. Mais prétend ne pas avoir examiné l’usine sinistrée.

Selon Kalpona Akter, ces audits ne reflètent pas la situation dans les entreprises: «La plupart des ouvriers de Tazreen Fashion ne gagnaient que le minimum légal, soit 3000 takas par mois, l’équivalent de 35 francs. Et les salaires étaient souvent versés en retard. En plus, il semble que l’entreprise n’avait de permis de construire que pour trois étages alors que le bâtiment en compte neuf.»

Les marques occidentales confient à des entreprises agréées le soin d’effectuer des rapports sur leurs fournisseurs. Mais, selon Julia Spetzler, «des normes insuffisantes et l’absence de contrôle indépendant sapent la crédibilité de ces audits. Sur le papier, cela semble acceptable, mais la réalité est tout autre. Par exemple, le salaire minimal prescrit par le gouvernement bangladais est agréé par les sociétés d’audit alors qu’il ne permet pas de vivre dignement. Il faudrait quatre fois plus.»

Les manquements aux règles de sécurité devaient être suffisamment graves puisqu’ils ont conduit le géant américain de la distribution Walmart à abandonner sa collaboration avec l’entreprise, selon un communiqué publié après la tragédie: «Tazreen Fashion n’était plus autorisée à produire des marchandises pour nous depuis 2011.» Et pour expliquer la présence de vêtements de la marque sur le lieu du sinistre, la direction explique qu’un fournisseur «a sous-traité une partie de sa production sans nous en informer». Le niveau des salaires et les conditions de sécurité n’ont pas dissuadé C&A de travailler avec Tazreen Fashion, une commande était en cours pour la branche sud-américaine du groupe: 220 000 pulls devaient être livrés dès décembre 2012. Contactée par Le Temps, la direction de C&A à Düsseldorf se refuse à tout commentaire et renvoie à un communiqué de presse où elle dit sa sympathie pour les familles des victimes.

Au Bangladesh, Kalpona Akter voudrait que cette tragédie puisse constituer un électrochoc et que ces ouvriers ne soient pas morts pour rien. «Le secteur représente 80% des exportations du pays, un parlementaire sur dix a des intérêts dans la branche. En raison de ces collusions entre les politiciens et les businessmen, rien ne bouge.» Lundi, un nouvel incendie détruisait une filature, sans faire de victime. Pour éviter que la contestation ne se propage, le syndicat patronal du textile a d’ores et déjà promis de verser des compensations aux familles des victimes, l’équivalent de 1000 francs par famille. Le groupe C&A a aussi envoyé un membre de sa direction pour éviter que l’incendie ne ravage l’image de la marque.

«Les marques occidentales sont coresponsables de ces tragédies dans le textile»