Tout a commencé avec un message peu amène, reçu la semaine dernière: «Je suis assez curieuse de savoir pourquoi vous avez retouché la photo de votre article [consacré à Nasrin Sotoudeh, la célèbre avocate des droits de l’homme iranienne qui vient d’être condamnée à 38 ans de prison et 148 coups de fouet]. Pourquoi ajouter artificiellement un foulard? Je n’arrive pas à comprendre et j’aimerais sincèrement comprendre votre démarche qui du coup me fait fortement douter de votre professionnalisme.»

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Diable, cette lectrice attaquait fort. Le Temps, manipuler des photos? Choquée, la responsable du service iconographique, Catherine Rüttimann, lui répond immédiatement que «non, bien sûr, Le Temps n’a pas retouché l’image, elle était telle quelle sur le site de l’Associated Press dont elle provient». Mais rapidement, elle constate qu’en effet deux photos étrangement similaires coexistent sur internet: l’une de Nasrin Sotoudeh avec un foulard, qu’on trouve par exemple sur le site du Washington Post aux Etats-Unis, de la chaîne qatariote internationale Al-Jazira, des français Le Monde ou Jeune Afrique ou donc du Temps. Et l’autre sans foulard, sur le site de la BBC en persan, du Figaro en France, de Radio France internationale ou de la RTBF. Les deux photos proviennent de l’Associated Press et de l’Agence France-Presse, et sont signées du même photographe… Cela méritait bien une petite enquête, d’autant que Nasrin Sotoudeh s’est fait connaître notamment en défendant les femmes qui refusent le port du foulard obligatoire en Iran.

Je suis sûr qu’elle a dû payer un prix pour cette photo sans foulard

Les deux images ont été prises le même jour, le 1er novembre 2008, à trois minutes de différence selon les métadonnées des clichés, dans le bureau de l’avocate à Téhéran, sur lequel trône une statuette de la justice bien reconnaissable. «Il faut bien comprendre que beaucoup d’Iraniens ont deux vies, une, privée, qui ne regarde qu’eux et une autre, conforme à ce que le gouvernement décrète et impose, explique le photographe Arash Ashourinia, contacté via Twitter. A l’époque de ces photos, le poids des médias sociaux n’était pas aussi fort qu’aujourd’hui, et chaque femme devait se déterminer quant aux images qu’elle voulait utiliser pour elle, avec les conséquences que cela aurait: par exemple, pour avoir une interview dans un média iranien, il vous faut une photo avec un foulard, même si cela ne vous plaît pas, mais pour un média étranger vous avez le choix, même s’il faut être conscient que cela peut avoir des conséquences.»

Et de préciser: «Dans ce cas, il y a eu deux photos. La première a beaucoup été utilisée en Iran par les médias qui l’interviewaient. La presse internationale s’est intéressée à Nasrin Sotoudeh plus tard, lors de son arrestation [en septembre 2010, quand elle défendait des opposants], tout à coup tout le monde voulait des photos. A l’époque je ne savais pas ce que je pouvais faire, donc j’ai d’abord diffusé seulement celle avec le foulard. Plus tard, quand j’ai eu accès à elle et sa famille, j’ai eu l’autorisation de publier la deuxième. Je suis sûr qu’elle a dû payer un prix pour cette photo sans foulard, mais comme toutes les femmes courageuses, elle choisit comment s’exprimer.»

Les sites et blogs en Iran n’ont pas le choix de leurs images. D’autres médias étrangers choisissent aussi la photo avec le foulard, en ayant peut-être à l’esprit l’image que cela donne du pays. A moins qu’ils ne soient uniquement abonnés au fil de l’Associated Press, qui ne dispose que de celle-ci… A l’inverse, l’AFP ne propose que celle sans foulard. Difficile de savoir pourquoi, «la photo étant relativement ancienne», selon l’agence. Certains médias ont utilisé indifféremment les deux images, ce qui révèle une absence soit de parti pris, soit de suivi éditorial – comme on voudra l’interpréter… Une petite recherche sur le moteur Tineye confirme en tout cas que le cliché tête nue est deux fois plus utilisé globalement. Il est privilégié par les médias internationaux qui ont beaucoup écrit sur Nasrin Sotoudeh et sur la récente aggravation de sa peine, contre laquelle elle renonce à faire appel, jugeant son procès injuste. Enfin, il existe de nombreuses autres photos de l'avocate souriant, s'exclamant, avec son mari, ses enfants, des amis.

Voile ou pas, la brillante avocate de 55 ans, qui a reçu le Prix Sakharov des droits de l’homme en 2012 et multiplié les grèves de la faim en prison pour attirer l’attention, reste un phare de la lutte pour les droits des hommes et des femmes.