Washington-Bruxelles: entre alliés, on peut tout se dire
Diplomatie
AbonnéLa présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen est attendue ce vendredi à Washington. Les relations transatlantiques se sont resserrées depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche et l’invasion russe de l’Ukraine. Mais il y a des sujets qui fâchent

Ne vous attendez pas à des éclats de voix ou à des déclarations fracassantes. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président américain Joe Biden, qui se rencontreront vendredi à la Maison Blanche, prendront soin de présenter un front uni face à la Russie – qui risque d’être de plus en plus épaulée par la Chine. Mais les sujets délicats à aborder derrière des portes closes ne manquent pas.
L’Inflation Reduction Act (IRA), un plan protectionniste?
Ce grand «plan climat» promulgué par Joe Biden a provoqué quelques nuits blanches côté européen. Il s’agit d’un projet à 370 milliards de dollars qui propose des subventions vertes, notamment pour les entreprises qui fabriquent des panneaux solaires ou des batteries de voitures électriques sur sol américain. Les craintes de Bruxelles? Ce plan pourrait affecter la compétitivité des entreprises vertes européennes – déjà menacées par la flambée des prix de l’énergie et la concurrence déloyale venue de Chine – et entraîner une vague de délocalisations.
Ursula von der Leyen va tenter d’obtenir des concessions et des garanties de Washington dans le but d’éviter une guerre commerciale. Un petit pas américain a déjà été effectué en fin d’année dernière à propos des voitures de location et de leasing européennes. Un nouveau geste est attendu en faveur des batteries électriques ou des semi-conducteurs. La Commission européenne espère bénéficier d’un traitement qui serait proche de celui d’un accord de libre-échange et obtenir certains avantages qu’ont pu avoir les Canadiens et les Mexicains, voisins directs des Etats-Unis.
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Le 1er février, la Commission a lancé son «plan industriel pour le Pacte vert à l’ère de la neutralité carbone», censé assouplir certaines réglementations et dissuader les fabricants européens de s’installer sur sol américain pour profiter des aides prévues par l’IRA. Et elle vient d'accepter jeudi, la veille de la visite, de faciliter les aides d'Etat pour les technologies vertes de l'UE jusqu'à fin 2025.
Un ballet diplomatique européen a précédé la visite d’Ursula von der Leyen à Washington. Tant le président français Emmanuel Macron, qui a qualifié le plan américain de «super agressif», que le chancelier allemand Olaf Scholz, ont pu en discuter avec Joe Biden à la Maison-Blanche, respectivement en décembre et début mars. Et le 2 mars, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, s’est entretenue avec Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne. Ce dernier s’est montré plutôt positif à l’issue de la rencontre. «Nous avons progressé dans les discussions sur les préoccupations de l’UE concernant l’IRA et sur la possibilité d’obtenir un statut privilégié pour l’UE en ce qui concerne les matières premières», a-t-il aussitôt tweeté.
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Le casse-tête de la dépendance énergétique européenne
Privée de son accès au gaz russe bon marché depuis la guerre en Ukraine, l’Europe est mise à rude épreuve. Les prix du gaz et de l’électricité se sont envolés. Selon Eurostat, l’apport russe couvrait environ 40% du gaz fossile, 30% du pétrole brut et 30% de la demande de houille de l’UE en 2021. Il a fallu rapidement trouver de nouvelles sources d’approvisionnement. Dans son communiqué du 2 mars, la Maison-Blanche confirme que la rencontre permettra de «faire le point sur le groupe de travail conjoint sur la sécurité énergétique de l’Europe» mis sur pied il y a un an, «qui a aidé l’UE à réduire sa dépendance aux combustibles fossiles russes et à accélérer sa transition verte». Dès la création de la task force, les Etats-Unis ont promis de livrer 15 milliards de mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL) à l’Europe en 2022. Et de continuer à en fournir jusqu’en 2030. Ces discussions interviennent en pleine polémique sur le sabotage des gazoducs russes Nord Stream 1 et 2.
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Le 27 février, la commissaire européenne à l’Energie Kadri Simson a confirmé que l’Europe était «aujourd’hui plus sûre sur le plan énergétique, moins dépendante de la Russie et plus forte qu’il y a un an». Mais, a-t-elle ajouté, l’Europe n’a fait que «remporter la première bataille»: un «long combat» l’attend encore.
L’Ukraine, la guerre de l’Europe?
Officiellement tout va bien entre l’Europe et les Etats-Unis. Les deux partenaires sont sur la même longueur d’onde concernant l’aide à l’Ukraine, maintenue «aussi longtemps que nécessaire», comme l’avait promis Joe Biden lors de sa visite historique à Kiev il y a deux semaines. Mais le soutien à Kiev s’effrite dans les opinions publiques, en particulier aux Etats-Unis. Les premiers signes d’agacement de Washington à l’égard des Européens étaient apparus sur l’opportunité de livrer des chars d’assaut à l’Ukraine en début d’année. L’Allemagne avait conditionné l’envoi de ses tanks Leopard 2 à la livraison des chars américains Abrams. Ce à quoi Joe Biden s’était résolu avec réticence.
Manure? We’re the largest weapons supplier of #Ukraine in the EU. Our imports of Russian energy are down to zero. An irreversible strategic shift, happening almost overnight.
— Emily Haber (@GermanAmbUSA) 6 mars 2023
We’ve committed an extra $100 billion for defense. We’ll spend it. But you can’t buy tanks at Costco. https://t.co/A85MKdQP2p
Depuis, le débat s’intensifie aux Etats-Unis sur le manque d’efforts européens pour l’Ukraine alors que ce conflit se déroule sur leur continent. Ces derniers jours, l’ambassadrice d’Allemagne aux Etats-Unis Emily Haber s’est par exemple justifiée sur les réseaux sociaux, alors que son pays était accusé par le sénateur trumpiste J. D. Vance de se reposer sur les contribuables américains. «Nous avons investi 100 milliards de dollars dans notre défense. Les tanks ne s’achètent pas chez Costco [une grande chaîne de magasins aux Etats-Unis, ndlr]», a-t-elle écrit. Une manière de dire que les choses prennent du temps. Selon les chiffres de l’institut de Kiel, en Allemagne, les Américains ont déjà promis ou fourni pour plus de 73,1 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine, contre 54,9 milliards pour l’ensemble des pays de l’UE.
Alors que la guerre d’invasion de Vladimir Poutine est entrée dans sa seconde année, les alliés s’interrogent sur leur stratégie dans un conflit qui pourrait durer. Signe des interrogations, les contacts se multiplient entre les deux côtés de l’Atlantique. Le chancelier allemand vient d’être reçu à la Maison-Blanche et mardi, Joe Biden a eu un nouvel entretien téléphonique avec Emmanuel Macron.
Pour l’instant, les soutiens de l’Ukraine espèrent que l’armée de Volodymyr Zelensky, sur la défensive dans l’est de l’Ukraine, parviendra à reprendre l’initiative ce printemps avec une offensive préparée avec les derniers envois d’armements occidentaux. Si cette offensive promise échoue, la pression sur l’Ukraine pour ouvrir des négociations augmentera. Sur ce point, les Européens sont divisés. Le couple franco-allemand y est plus favorable que les anciens pays de l’Est et nordiques. Ces derniers soutiennent que la poursuite de la guerre serait préférable à une mauvaise paix qui pourrait ne représenter qu’une pause dans les visées expansionnistes russes. Washington est plus proche de cette seconde position.
Des divergences sur la menace chinoise
La Chine fera bien sûr également partie des discussions entre Joe Biden et Ursula von der Leyen. Les Occidentaux s’inquiètent d’une possible aide militaire de Pékin à la Russie, qui pourrait changer le cours de la guerre. Mais en filigrane, les menaces de la Chine sont perçues très différemment des deux côtés de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, le risque d’une plus grande implication de Pékin dans la guerre en Ukraine est vu sous le prisme de la rivalité exacerbée avec la grande puissance asiatique. Cette dernière est une «menace existentielle pour les Etats-Unis», lançait la semaine dernière le représentant républicain du Wisconsin Mike Gallagher, qui préside un nouveau comité parlementaire sur la Chine. Les Européens voient les choses différemment. «Ils ne sont pas autant concernés, résume Oriana Skylar Mastro, spécialiste de la Chine à l’Université de Stanford. Pékin vise particulièrement la présence militaire américaine en Asie et a pour ambition de conquérir Taïwan, protégé par les Etats-Unis.
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Si le président Xi Jinping devait fournir des armes à Vladimir Poutine, la Maison-Blanche va tenter de rallier les Européens à l’idée de sanctions. Mais les Vingt-Sept demandent à voir et ne sont pas convaincus que la Chine franchisse cette ligne rouge. Dans une conférence de presse commune dimanche, le chancelier allemand Olaf Scholz, qui a été le seul dirigeant occidental à se rendre récemment en Chine (en novembre), a déclaré que la livraison d’armes chinoises ne se produirait pas, sous-entendant qu’il avait reçu des assurances de Pékin à ce sujet. A ses côtés, la présidente de la Commission européenne affirme n’avoir reçu «aucune preuve» des Etats-Unis sur une telle éventualité. Si Joe Biden veut rallier les Européens contre la Chine, il va devoir se montrer plus convaincant.