WikiLeaks, les journalistes et l’opinion
revue de presse
C’est l’effet WikiLeaks: une presse regonflée à bloc, la consécration de l’information en ligne, et la naissance d’une opinion publique mondiale. Mais vous avez dit transparence?
Voici les effets WikiLeaks observés ces derniers jours: une presse regonflée à bloc, la consécration de l’information en ligne, et la naissance d’une opinion publique mondiale. Mais la question demeure: vous avez dit transparence?
Dans WikiLeaks, il y a leak, la fuite; et comme un robinet qui fuit, la presse qui a passé des accords avec le site d’indiscrétions devenu le moins discret du monde désormais, laisse s’écouler chaque jour son petit flot de révélations. Les abonnés du Monde reçoivent ainsi deux fois par jour des alertes, sur leur téléphone s’ils le souhaitent, leur annonçant la mise en ligne imminente de nouvelles informations. Suspense, il faut attendre, ensuite on découvre…
Mais quelles informations? «Sarkozy l’Américain», ou «Royal a des préjugés gauchistes, Strauss-Kahn manque de feu sacré», ou encore «Poutine raille la démocratie américaine». Aussitôt mis en ligne, ces articles deviennent les plus lus des sites internet des quotidiens… jusqu’à la parution suivante. Le schéma est le même dans le Guardian ou le New York Times, qui font aussi partie des heureux élus qui distillent la bonne parole jadis cachée. Tous ont ouvert des pages spéciales sur leur site pour faire de la place à ces milliers d’informations arrivées sans coup férir, des «révélations» qui attirent forcément les internautes: la Chine prête à faire une croix sur la Corée du Nord, les plus hauts responsables de l’ONU écoutés par Washington ou les parties débridées de Silvio Berlusconi: WikiLeaks fait décidément la fortune des journalistes, quel que soit le niveau de ses scoops.
La fortune des journalistes internet, d’ailleurs, plus encore que des autres, selon La Repubblica: «C’est historique, le 28 novembre 2010 restera comme le jour où tout ou presque s’est déplacé, dévidé et s’est répandu sur Internet, ou au moins à partir d’Internet. Pensez donc, aucun journal ne s’est posé la sempiternelle question: «Devons-nous d’abord publier ces documents sur papier ou sur Internet?» En effet…
De fait, les sites des journaux sont boostés, mais paradoxalement celui de WikiLeaks est celui qui profite le moins des informations publiées, explique le Tageszeitung de Berlin, «les véritables bénéficiaires en sont les médias classiques comme le New York Times, le Guardian et Der Spiegel [ainsi que Le Monde et El País]. WikiLeaks a compris qu’il ne servait pas à grand-chose de soumettre à l’intérêt de ses contemporains plusieurs centaines de milliers de documents. Ceux-ci doivent d’abord être sélectionnés et interprétés pour devenir lisibles. C’est donc le travail des journalistes qui fait le succès de WikiLeaks. Et tant pis pour ceux qui affirment que la presse perd de l’influence à l’ère d’Internet». Trier, classer, hiérarchiser, jamais le rôle des journalistes n’a été aussi important.
D’où cette inquiétude de la psychanalyste Elisabeth Roudinesco dans Libération, qui a ouvert ses pages à des philosophes ce jeudi: «Tout en contrebalançant le pouvoir des Etats, les révélations du site internet alimentent les thèses conspirationnistes et donnent aux médias un pouvoir sans précédent.» «Fuite en avant», «dictature de la transparence»… Le moins qu’on puisse dire est que les philosophes sont très sceptiques. On nous cache tout, on nous dit rien, la chanson est connue… «Les sites comme WikiLeaks ne calment pas la paranoïa, ils la nourrissent», explique Françoise Gaillard. Aux journalistes la dure tâche de faire le lien.
La Tageszeitung résume la situation: «La démocratie ne fonctionne que sur la base de la transparence et doit en même temps pouvoir garder le secret. Nous évoluons dans ce rapport contradictoire. Ce qui est captivant aujourd’hui, c’est de voir comment celui-ci se rééquilibre devant les yeux des lecteurs…» Pour beaucoup d’éditorialistes, le 28 novembre 2010 marque tout simplement la naissance d’une opinion publique internationale – rien de moins.