Analyse

Ils avaient hérité d’un surnom: The Best and the Brightest, les meilleurs et les plus brillants. Tous, arrivés à Washington avec John Fitzgerald Kennedy, puis restés aux côtés de Lyndon Johnson, ils impressionnaient par leurs analyses prouvant l’inéluctable victoire des Etats-Unis au Vietnam.

Leurs leaders se nommaient Robert McNamara, secrétaire à la Défense et McGeorge Bundy, conseiller à la sécurité nationale des deux présidents démocrates. Et, parmi leurs soutiens du Département d’Etat, figurait un certain… Richard Holbrooke.

L’actuel émissaire du président Obama pour l’Afpak (Afghanistan-Pakistan) l’a rappelé lors de la divulgation, fin juillet, des documents militaires alliés sur le site ­WikiLeaks. Devant le Congrès, l’intéressé, soudain rattrapé par le fantôme du Vietnam, a avoué avoir participé, à la fin des années 1960, à la rédaction des fameux «Pentagon Papers» que dévoila le New York Times en juin 1971. La publication de ces rapports secrets avait alors montré la faillite de l’engagement américain. Bis repetita sur WikiLeaks, trente-cinq ans après la chute de Saigon, le 30 avril 1975: l’Amérique officielle se retrouve prise au piège de ses dénégations, voire de ses mensonges.

L’Afghanistan n’est certes pas le Vietnam, où plus de 52 000 GI périrent entre 1965 et 1973. Le contexte – post-colonial en Extrême-Orient – et la division artificielle nord-sud du Vietnam étaient d’une autre nature. A partir de mars 1969, les B-52 matraquaient le Cambodge et la fameuse piste Ho Chi Minh en toute illégalité. Les morts civils ne comptaient pas pour le Pentagone.

«On mentait aux Américains, à tous les niveaux»

Les documents divulgués par WikiLeaks démontrent en revanche que l’Amérique en guerre depuis 2001 n’a pas terrassé ses vieux démons. En 1971, c’est Daniel Ellsberg qui remit au New York Times ces documents ultra-secrets. Haut fonctionnaire au Département de la défense, Daniel Ellsberg – aujour­d’hui âgé de 79 ans – n’avait rien d’un pacifiste: il passe deux ans au Sud-Vietnam, de 1964 à 1966, à sillonner les provinces. Son meilleur informateur est le lieutenant-colonel John Paul Vann, administrateur de la province de Can Tho. Ce que Vann lui raconte, consigné dans les «papiers» du Pentagone, est aux antipodes de la version officielle. «L’on mentait chaque jour aux Américains, à tous les niveaux», témoignait voici peu Daniel Ellsberg à Bangkok en hommage à celui qui publia ce célèbre scoop, le journaliste David Halberstam, décédé en avril 2007. Une spirale du mensonge devenue frénétique sous le tandem Nixon-Kissinger. Jusqu’au scandale du Watergate.

Au Vietnam, les Etats-Unis étaient obsédés par la contagion communiste en Asie. Ils étaient surtout, comme aujourd’hui en Afghanistan, aveuglés par leur toute-puissance et leur conviction de lutter pour le bien contre le mal.

Au Vietnam, l’armée américaine était divisée. Le chantre d’alors de la contre-insurrection, le fameux colonel – puis général – Edward Lansdale, détestait son patron, le commandant en chef William Westmoreland. John Paul Vann, à Can Tho, vomissait la Maison-Blanche. «Les colonels n’y croyaient plus. Les capitaines encore moins. A la fin, ils cherchaient juste à casser du Viet», se souvient Daniel Ellsberg. L’heure était à la désillusion massive. Quid de l’Afghanistan, après le «suicide médiatique» du général Stanley McChrystal?

Vérités cachées

Les analystes minimisent la portée des rapports divulgués par WikiLeaks. Ils ne fournissent pas, disent-ils, une histoire secrète du conflit afghan, mais des bribes d’accrochages, de défaites, d’impasses stratégiques sur lesquelles butent les 100 000 soldats de la Force internationale d’assistance et de sécurité (ISAF) en provenance de 46 pays (une vraie coalition, contrairement au Vietnam). Les défenseurs des droits de l’homme accusent aussi le site de ne pas avoir assez expurgé les documents, mettant en danger les collaborateurs afghans. Les personnalités de Daniel Ellsberg, motivé par l’intérêt national et blanchi des accusations de «haute trahison», et de Julian Assange, le créateur et principal animateur de WikiLeaks, sont différentes. Les fuites de 2010 racontent la guerre alors que les «Pentagon Papers» démontaient un engrenage.

Tout cela est vrai. Mais Daniel Ells­berg n’en soutient pas moins au­jourd’hui son cadet Julian Assange. Car WikiLeaks dit bel et bien les vérités cachées: la résistance acharnée des talibans, les villages perdus que l’on croyait acquis, la population afghane au final toujours unie contre l’«envahisseur» étranger… L’envers du décor.

Autre analogie: en 1971, l’Amérique se prépare au retrait du Vietnam. Les GI n’y sont plus que 156 000, contre 270 000 en 1970. L’ultime offensive combinée avec l’armée sudiste vietnamienne pour couper la route du Laos aux communistes est un échec. Le calendrier afghan offre des similitudes. Le mot «d’afghanisation» du conflit – comme jadis celui de «vietnamisation» – est sur toutes les lèvres. Hamid Karzaï, sorte de combinaison des présidents sud-vietnamiens Ngo Dinh Diem (assassiné en 1963) et Nguyen Van Thieu (ultime chef de l’Etat sudiste) est plus que jamais «l’allié empoisonné».

Quatre ans séparèrent, entre 1971 et avril 1975, la publication des «Pentagon Papers» de la défaite finale. C’est ce scénario du pire, lisible entre les lignes de WikiLeaks, que le nouveau commandant en chef américain à Kaboul, le général David Petraeus, doit désormais éviter .