Il a plié sa couverture orange, rangé ses mangas, lacé ses baskets puis rajusté le masque qu’il porte sur le visage pour cacher une toux légère. Yutaka Takano, 19 ans, est l’un des milliers de déplacés des villes de Futamabashi et Okumabashi, accolées aux centrales nucléaires de Fukushima: Fukushima I la cauchemardesque où quatre réacteurs sur six demeurent dans un état critique, et Fukushima II, beaucoup plus moderne, restée intacte sous les assauts du tsunami.
Yutaka vit depuis vendredi sur deux mètres carrés de moquette, au 5e étage du complexe «Saitama Super Arena» dans la banlieue de Tokyo, d’ordinaire voué aux concerts de rock. Son père Yoichi, 47 ans, et son beau-frère Kakuo, 22 ans, ont érigé une paroi de carton autour du rectangle occupé par leur famille, évacuée le 12 mars de leur maison d’Okumabashi, suite au premier incendie survenu dans la centrale.
Cette évacuation, rien ne la laissait augurer lorsque le jeune homme a pointé, le vendredi 11 mars vers 13 heures, à l’entrée de Fukushima I. «C’était une journée comme les autres. J’ai mis quelques minutes pour enfiler mon uniforme de Tepco – la compagnie électrique de Tokyo. Puis je me suis servi un café.» Son travail? Vérifier la température des conduites d’eau extérieures. Une mission qui, quelques minutes plus tard, va virer au cauchemar.
Il est 14h45. L’heure de la première secousse. Yutaka, affairé à bavarder au rez-de-chaussée de la centrale, sent comme tous ses collègues que le séisme en cours dépassera de loin tous les précédents. «Les sirènes se sont aussitôt déclenchées. Nous sommes sortis du bâtiment pour en rejoindre un autre, prévu comme lieu de regroupement.» Les explications du garçon manquent de précision. Mais la suite des événements reste gravée dans ses souvenirs: le tremblement de terre qui semble projeter l’édifice en l’air et, environ trente minutes plus tard, le bruit sourd de la vague de huit mètres venue s’écraser à proximité de la centrale, emportant sur son passage toutes les installations électriques côtières. Puis l’obscurité. La lumière blême des néons de secours. L’attente et le départ précipité du site: «On a tous vu les murs lézardés de Fukushima I. On a tous compris que quelque chose de très grave risquait de se passer.»
Sous la tutelle de Tepco
Le témoignage de Yukata n’est pas exceptionnel. Il ne travaillait pas au poste de commandement de la centrale, et ne s’occupait ni des réacteurs, ni des piscines de stockage du combustible usé. Il n’a plus mis les pieds sur le site depuis le séisme. Et il ne connaît aucun des employés restés sur place, les fameux «samouraïs atomiques» dont le Japon loue les efforts. Son jeune âge, son récit, son contexte familial en disent toutefois long sur la tutelle exercée par Tepco dans cette région, à 250 km au nord de Tokyo. C’est par son père, ancien électricien à Fukushima II, que le garçon a trouvé un emploi, sitôt ses études secondaires achevées. C’est avec son beau-frère, soudeur à temps partiel sur cette même centrale, qu’il s’est rendu en voiture, le 12 mars, au premier centre pour déplacés de Kawamata, hors du périmètre de sécurité de 30 kilomètres.
«Interdits de séjour»
«Comme pour tous nos collègues, nos voisins, nos amis, Fukushima fait partie de notre vie depuis l’enfance», reconnaît-il. Il ressent de la colère, bien sûr. Contre Tepco, ses falsifications avérées des inspections de sécurité, son refus d’envisager un séisme d’une telle ampleur. Contre le gouvernement, qui, après l’évacuation manu militari, les a d’abord installés dans un gymnase d’école mal chauffé, par zéro degré dehors. Mais les nuances arrivent vite. «On a tous été testés pour la radioactivité. Nous n’avons rien», dit le garçon. «Je ne sais pas si je reviendrai travailler à Fukushima, poursuit-il. Il est trop tôt pour le dire.»
Tout autour, dans cet imposant complexe de Saitama transformé en cité-dortoir, des enfants courent. Des vieillards dorment. Des hommes discutent avec les volontaires en blouson vert du «réseau national de soutien aux désastres» mis en place depuis le tremblement de terre de Kobe, en 1995. Les déplacés de l’atome savent qu’ils resteront ici jusqu’à la fin du mois. Avant d’être relogés dans des écoles libérées par les vacances scolaires. Le reste est résumé par un tableau du Fukushima Minyu, le quotidien régional: près de 13 milliards de francs d’indemnisations seraient prévus.
Mais après? «Nous sommes interdits de séjour dans notre propre maison, explique Yoshikatsu, un journalier de Futamabashi. La police encercle nos villages. On est coupés de tout.» La seule information de ce lundi n’est pas encourageante: dépêchés au-dessus des deux villages contaminés pour y mesurer les radiations, les hélicoptères de l’armée auraient renoncé. La pluie et les vents forts, prompts à propager la contamination, rendaient, paraît-il, la mission «trop périlleuse».