La Suisse échappe à l’enfer, mais pas au purgatoire: cette décision du G20 était attendue à Berne. Placée sous la surveillance de l’OCDE, la Confédération doit maintenant concrétiser son engagement à coopérer contre l’évasion fiscale. Quelle est la feuille de route? Entretien avec la cheffe de la diplomatie suisse, qui a multiplié ces derniers jours les contacts avec les pays étrangers les plus concernés.
Le Temps: Le G20 place la Suisse sous surveillance, tandis que les territoires britanniques sont lavés de tout soupçon. Pouvez-vous accepter cette différence de traitement?
Micheline Calmy-Rey: Nous faisons partie des pays, tout comme le Luxembourg, l’Autriche, la Belgique ou Singapour, qui ont pris des engagements, mais doivent encore les mettre en vigueur. Le fait qu’un suivi soit mis en place pour vérifier les engagements pris nous sert. Car il s’agit pour nous de veiller à ce que nos concurrents mettent aussi en œuvre ce qu’ils ont promis et soient soumis aux mêmes standards que nous. L’énorme surprise vient de la première catégorie – celle des juridictions jugées coopératives et donc lavées de tous soupçons. Il est de toute évidence plus facile de s’en prendre à un petit pays pacifique qu’à une grande puissance.
– La Suisse est dos au mur. A elle de dissiper la méfiance tenace à son égard en concrétisant son récent engagement à collaborer contre l’évasion fiscale.
– C’est vrai, il y a un certain scepticisme sur la volonté et la capacité de la Suisse de mettre rapidement en pratique ses décisions. Mes visites à nos voisins et mes conversations téléphoniques avec d’autres ministres des Affaires étrangères avant la tenue du G20 avaient pour objectif d’expliquer la position du Conseil fédéral. J’ai souligné à tous mes interlocuteurs la sincérité et la détermination du gouvernement suisse de concrétiser ses décisions. La Suisse est un Etat sérieux: elle dit et elle fait ce qu’elle dit.
– La méfiance subsiste-t-elle parce que la feuille de route n’est pas claire, surtout pour les pays européens?
– La feuille de route est établie pour traiter avec le Japon et les Etats-Unis. D’autres pays se sont déjà adressés à la Suisse pour ouvrir des négociations. Nous avons conclu 74 accords de double imposition et nous ne pouvons pas les renégocier simultanément. Cela prendra un peu de temps. Mais notre volonté d’agir est sincère. Nous n’avons aucun avantage à traîner les pieds car notre intérêt, c’est d’obtenir les mêmes conditions-cadres pour toutes les places financières. Nous avons de sérieuses concurrentes.
– A l’avenir, la Suisse ne veut répondre qu’à des demandes individuelles, solidement justifiées et portant sur des montants importants. Faut-il s’attendre à des divergences d’interprétation du fameux article 26 de l’OCDE fixant les normes internationales que la Suisse s’engage aujourd’hui à appliquer?
– La Suisse a dit qu’elle lève sa réserve sur l’article 26 de la convention modèle de l’OCDE. Nous allons modifier les modalités de levée du secret bancaire et étendre l’entraide administrative aux cas d’évasion fiscale, ce que nous refusions jusqu’à aujourd’hui. Les détails relèvent des futures négociations bilatérales que nous aurons avec les Etats intéressés par notre offre de coopération.
– Des discussions Etat par Etat, des négociations soigneuses qui garantissent la sécurité juridique des futurs accords, leur ratification parlementaire, la voie référendaire à préserver: ce plan suisse est-il réaliste alors que les pays qui ont provoqué la crise auront besoin de résultats rapides?
– Les contraintes juridiques et institutionnelles que vous citez existent aussi pour nos partenaires. On négociera avec d’autres pays tenus à respecter leurs propres procédures. Nous ne sommes pas si particuliers, sous réserve de la voie référendaire.
– Justement, le droit de référendum garanti n’est-il pas à l’origine des doutes persistants vis-à-vis de la Suisse et de son gouvernement?
– Je rappelle volontiers que sur les référendums européens, le Conseil fédéral a toujours su convaincre le peuple suisse que ses objectifs étaient les bons. Les Suissesses et les Suisses sont pragmatiques et je suis confiante que, le moment venu, ils sauront voir où se situent leurs intérêts. Notre démocratie semi-directe n’affaiblit pas le gouvernement suisse. Au contraire, elle pousse le Conseil fédéral à bien négocier ce qui est dans l’intérêt du pays, de sorte qu’il dispose ensuite des moyens de convaincre le peuple. C’est d’ailleurs une donne que nos partenaires ne peuvent pas ignorer. Je l’ai beaucoup souligné en parlant avec mon homologue allemand et je crois qu’il l’a bien compris.
– Seule la menace de sanctions pourrait-elle accélérer le tempo?
– On va commencer à négocier dans le cadre connu des dispositions constitutionnelles existantes. La menace de sanctions n’y changerait rien. La rapidité du processus n’est pas sous notre seul contrôle. La volonté de nos partenaires d’atteindre des résultats acceptables sera aussi déterminante.
– Les Etats-Unis ont la réputation d’imposer leurs intérêts comme un rouleau compresseur. Est-ce le bon choix de commencer à négocier avec eux?
– Premièrement, les Etats-Unis sont un partenaire important au niveau international. La solution des défis globaux dans le monde est très largement liée à leur volonté. Deuxièmement, la Suisse est engagée dans plusieurs partenariats avec les Etats-Unis couvrant à peu près tous les domaines de la politique étrangère. Troisièmement, les Etats-Unis peuvent exercer une forte influence sur nous en portant atteinte à nos intérêts. Voyez ce qui s’est passé avec le G20: les Etats-Unis ont joué un rôle déterminant dans la décision sur l’existence, ou non, d’une liste des pays non coopératifs. Enfin, une plainte civile est ouverte contre UBS aux Etats-Unis et des projets de loi mentionnant la Suisse comme une «offshore secrecy juridiction» circulent à Washington. Vous le voyez, toute une série de points cruciaux entrent en ligne de compte et justifient que nous négocions avec les Etats-Unis.
– La réinterprétation du secret bancaire s’ajoute à d’autres dossiers difficiles qui nous opposent à l’Union européenne: l’avenir de la fiscalité de l’épargne, la fiscalité de sociétés étrangères dans notre pays. Il y a un point commun à ces dossiers: le reproche de concurrence déloyale. Ne faut-il pas une stratégie globale de la Suisse vis-à-vis de l’UE, qui lierait tous ces dossiers dans une approche commune?
– Il y a une stratégie de la Suisse vis-à-vis de l’Union européenne. La priorité est de concrétiser les accords bilatéraux I et II, ce qui implique aussi la modification d’accords existants. Puis, dans ce cadre bilatéral, nous souhaitons négocier sur des dossiers nouveaux, par exemple le marché de l’électricité ou les échanges agricoles. Ensuite, il faut trouver une solution à la question difficile de l’acquis qui revient en permanence. Je suis favorable à ce qu’on le fasse dans le cadre de discussions qui porteraient sur un accord-cadre. Enfin, la question des régimes fiscaux cantonaux a débouché sur l’ouverture d’un dialogue avec l’UE, dialogue qui a pour objectif de mieux comprendre mutuellement le fonctionnement de nos systèmes. Et la Suisse a toujours dit que si nous devions réformer nos régimes, nous le ferions de façon autonome. Une consultation sur la troisième réforme de la fiscalité des entreprises en Suisse est d’ailleurs en cours.
– L’impression est que chaque dossier est traité pour lui-même par une Suisse toujours sur la défensive. En coordonnant ses réponses, la Suisse ne gagnerait-elle pas une marge de négociation?
– La décision du Conseil fédéral du 13 mars sur le secret bancaire a été précédée par la décision de créer une délégation stratégique du Conseil fédéral ainsi qu’un groupe d’experts. Cette délégation du Conseil fédéral a comme objectif de coordonner en particulier la stratégie à l’égard des Etats-Unis. Par ailleurs, il existe une autre délégation du Conseil fédéral sur les questions fiscales. C’est à elle qu’incombe, pour le moment, la coordination de nos réponses à l’UE sur les objets que vous avez évoqués. Le Conseil fédéral est saisi de nouvelles propositions visant à définir et préciser la stratégie dans ces domaines. Il consacrera prochainement une séance spéciale pour prendre des décisions. Je ne peux pas cacher que, parfois, je souhaiterais une meilleure coordination des dossiers européens.
«Notre démocratie semi-directe n’affaiblit pas le gouvernement suisse»