Alors que la chaîne Teva achève la diffusion de la première saison d'Ally McBeal1, un flux d'amour pour la série est nettement perceptible en France. Le personnage culte, c'est Ally, jeune femme romantique en voie de désillusionnement fuite, et/ou d'émancipation, ça dépend des jours, des épisodes et de la subjectivité du téléspectateur. Revêtue comme d'une armure pare-vannes de ses petits tailleurs stricts en haut, courts en bas, Ally (Calista Flockhart) est avocate dans un cabinet de néo-yuppies new-yorkais dont la compétence professionnelle n'a d'égale que l'immaturité existentielle. Ils bossent comme des malades et le reste du temps parlent cul dans les toilettes. A la vie de couple qui les fait rêver mais qu'ils fuient comme la peste, ces trentenaires shootés à la tchatche ont substitué la vie de groupe au bureau.
Depuis Friends et Seinfeld, on sait quels choux gras l'Amérique des sitcoms réserve aux vies communautarisantes de ses célibataires urbains, individualistes et bien-pensants à qui l'humour sert de bréviaire passe-partout. C'est sur ce même terrain d'avant-garde déconnante d'une nouvelle bourgeoisie occidentale en train d'éclore que David E. Kelley, créateur de la série, ancien avocat et mari de l'actrice Michelle Pfeiffer, plante un personnage féminin parfaitement synchrone avec l'«air du temps»: Ally McBeal se soumet à des expériences de femme libérée sans l'être ni le vouloir véritablement, c'est pourquoi elle est si «touchante», tel est le mot qui revient le plus souvent dans la bouche des inconditionnels de la série.
«Je ne dois pas avoir envie d'être trop heureuse ou satisfaite parce qu'après, quoi? Ça me plaît d'être en fuite, en recherche. That's the fun. Plus on est perdu, plus il faut en vouloir. Allez savoir pourquoi je m'éclate peut-être vraiment et je ne le sais pas.» Autrement dit: la liberté, c'est de ne pas savoir qu'en faire. Quand on a tout mais que l'essentiel se dérobe encore, on s'appelle Ally McBeal, c'est-à-dire mademoiselle Tout-le-Monde, et ce n'est pas parce qu'on croit à l'amour et à la justice qu'on ne fantasme pas lorsqu'on tombe nez à nez, à l'occasion d'un cours de sculpture auquel on s'est inscrit dans un accès de déprime, avec la bite imposante d'un modèle anatomiquement parfait.
Mais les petites affaires érotico-réalistes d'Ally ne tiendraient pas la distance si la série n'avait au feu d'autres fers plus convaincants. D'abord une kyrielle de personnages secondaires et de dialogues merveilleusement bien écrits, ce qui fait dire à Alain Karaze que la télévision est plus «un médium d'auteur que de réalisateur. Ce n'est pas un hasard si les producteurs de ces séries américaines sont des scénaristes.» Ensuite, des innovations visuelles à base de morphing, qui offrent au psychologisme ambiant des portes de sortie toujours surprenantes. La bouillabai(s)se mentale d'Ally débouche sur des hallucinations représentées à l'écran, dont la crudité ou l'étrangeté tranchent avec la banalité de sa vie réelle, comme ce «bébé danseur» énigmatique qui la harcèle pendant plusieurs épisodes sur un morceau des Prodigy (et qui poursuit sa carrière d'icône pour happy few sur Internet).
Ce traitement trash de la psyché d'Ally propose une lecture beaucoup moins niaise et stéréotypée qu'habituellement de la fameuse «sensibilité féminine». Cette mise en images du mental des personnages renouvelle l'expérience de Dream On et annonce possiblement l'irruption d'un onirisme qui fait cruellement défaut à la fiction télé. Enfin, les procès d'Ally, en développement des cas humains tirés par les cheveux, offrent à la série un terrain dramaturgique inespéré, chaque épisode abusant par ailleurs avec bonheur des effets de raccords comiques entre ce qui se passe dans le prétoire et la vie privée des avocats (tel ce plan d'une collègue d'Ally affirmant à son mari qu'il la rend «très heureuse sexuellement», auquel succède le plan d'un témoin sommé de «dire toute la vérité, rien que la vérité»).
Des Feux de l'amour à Ally McBeal, qu'est-ce qui a changé? Un humour, une distance, une autodérision. Grosso modo, les personnages ne peuvent plus être dupes de leur propre histoire ni d'eux-mêmes, ils ont intégré la critique minimum des valeurs contradictoires qui fondent la société de consommation dans laquelle ils vivent. Jouissance de se moquer de ses propres réflexes conditionnés, qui donne l'illusion de penser encore par soi-même. En travaillant au corps à corps l'évolution des mœurs petites-bourgeoises, les séries américaines installent de nouvelles représentations de la normalité, de la folie, du travail, du sexe, des rapports sociaux. Elles dressent un état des lieux de la modernité au quotidien qui mérite d'être pris au sérieux. Dis-moi quelle série tu préfères, je te dirai qui tu es.
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La suite sera tournée aux Etats-Unis cet été.