Lorsque Shathi s’approche d’un hameau en tirant sur la sonnette de sa bicyclette, les enfants courent prévenir leurs parents en criant «Allo! Allo!». Les femmes du village sortent une par une de leur maison. Au milieu de la cour en terre battue, Shathi, vêtue d’une tunique rose et bleu, pose délicatement un ordinateur sur une chaise en plastique, branche des écouteurs et démarre une session Skype.

Devant un auditoire médusé, les hommes du village partis travailler à des milliers de kilomètres d’ici apparaissent à l’écran. «J’ai l’impression que mon frère est devant moi sauf que je ne peux pas le toucher. D’ailleurs il a grossi et sa mine s’est un peu éclaircie depuis qu’il travaille en Irak», s’inquiète Sumita, foulard et casque sur la tête, qui ne cesse de répéter «Salam Aleykoum» et «Allo», de peur que son frère ne disparaisse de l’écran. «La connexion n’est pas bonne, finit par lui expliquer Shathi. C’est aujourd’hui jour férié et tout le monde veut appeler les pays du Golfe, alors c’est encombré.»

Les sessions coûtent une fortune: l’équivalent de deux à trois euros pour une heure. «Mais le tarif comprend l’assistance technique ou le réglage du volume», s’empresse d’ajouter Shathi. Même à ce prix, Skype remporte un franc succès. Au Bangladesh, seuls 5 millions de personnes sur une population de 152 millions ont accès à Internet.

«Comme piloter une fusée»

Cinquante-six «dames de l’information» sillonnent à vélo les zones rurales du Bangladesh, avec dans leur sacoche un ordinateur, une caméra pour prendre des vidéos ou des photos de mariage, des appareils pour mesurer le diabète, des tests de grossesse, sans oublier quelques produits cosmétiques et du shampoing.

Grâce à leur ordinateur connecté au «nouveau monde» par une clé USB, les dames de l’information sont les dépositaires d’un savoir qui dépasse de loin celui des instituteurs du village. L’accès à Internet est aussi un outil d’émancipation. Les «dames» peuvent donner des conseils aux agriculteurs, effectuer des tests de diabète, ou donner des conseils juridiques.

L’information a besoin de ces dames pour arriver à bon port car «naviguer sur Internet, c’est comme piloter une fusée pour atterrir sur une autre planète», glisse Shathi, «ça fait peur à beaucoup de personnes». Mais la technologie n’est pas réservée qu’à celles qui savent s’en servir. Plutôt à celles qui veulent se l’approprier. Les dames s’échangent des conseils et passent parfois des nuits à résoudre un problème technique.

L’organisation D. net, qui a lancé ce projet en 2008, forme les femmes pendant trois mois à l’utilisation du matériel dans un centre proche de leur domicile et leur propose de souscrire à des emprunts négociés – 500 euros en moyenne – pour démarrer leur activité.

Leur journée commence tôt. A 6 heures du matin, Jeyasmin prépare un repas à base de riz sur le petit lopin de terre battue qui borde sa cabane, puis emmène sa fille à l’école. A sa porte, des hommes attendent, anxieux, de mesurer leur taux de diabète.

Depuis que Jeyasmin a organisé une réunion d’information sur ce thème, la plupart des habitants se croient atteints par la maladie. «Les villageois ne sont pas encore toujours prêts à acheter de l’information, donc les dames leur vendent des services annexes, comme des tests médicaux, ou des engrais naturels», explique Ananya Raihan, le directeur de D. net.

Quelques heures plus tard, des adolescentes attendent Jeyasmin à l’ombre de dattiers. Une vidéo leur est présentée, dans laquelle des experts en blouse blanche parlent avec des graphiques animés au-dessus de leur tête. «Jamais les médecins ne viennent nous voir, alors autant les voir dans un ordinateur. Même si c’est dommage qu’ils ne répondent pas à nos questions», tempère l’une des participantes.

Lorsque Jyasmin sort le pèse-personne, tous les habitants accourent. Ils grimpent sur la machine, la tête haute et le torse bombé, en ne bougeant pas le moindre cil, de peur de dérégler la machine.

«Elles ne nous jugent pas»

Pour beaucoup d’adolescentes, les dames de l’information sont des confidentes. «Elles ne nous jugent pas et comprennent nos problèmes», témoigne l’une d’entre elles. Certaines leur demandent même de leur acheter des sous-vêtements, des serviettes hygiéniques et du maquillage en ville car, souvent, seuls les hommes sont autorisés à se rendre au marché.

Les dames de l’information ont aussi ce qu’elles appellent leurs «Facebook secrets», ou «Skype secrets». Après avoir créé un compte Facebook, Golapi Akter a, par exemple, rencontré un Bangladais qui vit à Dubaï. «Il y a tellement d’hommes qui habitent dans Facebook», confesse la jeune femme à voix basse. Elle discute avec lui chaque semaine sur Skype, et l’a même présenté à ses parents grâce à la webcam.

Avec un salaire qui tourne autour de 120 euros par mois, certaines dames investissent dans d’autres activités. Shathi a, par exemple, transformé l’échoppe de ses parents en un supermarché rural d’un genre inédit grâce à ses économies. On y trouve des trousses de premiers soins, des clés USB, des médicaments, des jouets, des DVD, des panoplies pour réparer les téléphones portables tombés dans l’eau des rizières. Un petit parking a été aménagé en face du magasin pour garer les vélos.

Sa petite entreprise ayant remporté un franc succès, Shathi s’est offert un générateur pour pouvoir regarder à la télévision des films de Bollywood sans interruption, même en cas de coupure de courant.

Le projet des dames de l’information est encore en phase de pilotage. Il a échoué dans les régions conservatrices où les femmes peuvent difficilement exercer une profession et où la proportion de migrants partis travailler à l’étranger est trop faible pour leur assurer des revenus suffisants.

Dans les districts où le modèle fonctionne, il est question que les dames soient rémunérées pour effectuer des études de marché et qu’elles utilisent des tablettes, plus résistantes à la poussière que les ordinateurs. Cette fois, les nouvelles recrues devront dépenser 1 600 euros pour acquérir la franchise des «dames de l’information».