C’est peut-être le plus vieux conflit d’Europe. Il oppose deux pays en principe amis, la France, dans le rôle d’un Goliath impuissant, et la Suisse, en David toujours victorieux. Depuis le début du XXe siècle, ces Etats se livrent une guerre de l’ombre pour la maîtrise du fleuve d’argent qui fuit clandestinement l’Hexagone et alimente les coffres helvétiques. L’épisode récent des données volées chez HSBC à Genève et remises au fisc français montre qu’elle n’a jamais cessé.

Dans un livre * paru le mois dernier, l’historienne Janick Marina Schaufelbuehl montre avec quel mélange de cajoleries, de menaces et d’amnisties la France a tenté de récupérer ses capitaux, et de forcer la Suisse à renoncer à son secret bancaire. Sans succès jusqu’à l’an dernier, lorsque Berne a accepté l’échange d’informations fiscales que Paris réclamait depuis 1920. Mais l’accord a été gelé à cause de l’affaire HSBC, et nul ne sait quand il pourra entrer en vigueur.

Frustrée par l’échec de sa diplomatie, la France a vite recouru à des méthodes plus expéditives. Dans les années 1920, le taux d’imposition maximal dans l’Hexagone atteint 90%, et l’évasion fiscale prend des proportions alarmantes. La police sévit contre les banquiers suisses, mais ne trouve souvent, selon la formule d’un député de l’époque, que «des carnets informes, sur lesquels les titulaires de comptes ne figuraient que sous un simple numéro d’ordre».

Tout change en 1932. Deux directeurs de la Banque commerciale de Bâle sont arrêtés à Paris, dans l’hôtel particulier où ils reçoivent leurs clients. Dans leurs carnets se trouvent 1083 noms de détenteurs de comptes, parmi lesquels des industriels, quatre parlementaires, deux évêques et une douzaine de généraux. «Faire un paiement en France est un acte de banquier (très dangereux)», conclut alors l’assemblée des banquiers privés genevois.

Les Suisses retiennent la leçon: il faut se montrer plus discret, ne pas correspondre directement avec les clients français, refuser de répondre aux juges en se retranchant derrière le secret bancaire.

Pour Albert Pictet, Genevois aux costumes racés qui incarne l’aristocratie financière de l’époque, il n’est pas question «que la Suisse se fasse la délatrice des avoirs français qu’elle a largement accueillis chez elle depuis des générations». Les capitaux français, déclare-t-il en 1935, «sont pour notre pays une sorte de matière première qui est indispensable à notre économie».

C’est si vrai qu’en 1945, la Suisse refuse de divulguer l’identité des Français dont les avoirs sont restés bloqués chez elle durant la Seconde Guerre mondiale. «Nous ne pouvons trahir la confiance que les capitalistes étrangers ont mise en nous», estime Albert Pictet, qui évalue à 70% la proportion de clients français ­préférant cacher l’existence de leur fortune.

Au même moment, de hauts fonctionnaires cantonaux – dont le chef de la police des étrangers du Valais et le chef du Département des finances de Fribourg – vont jusqu’à établir de fausses attestations de domicile dans leurs cantons, pour permettre à des ressortissants de l’Hexagone de récupérer leurs fonds gelés aux Etats-Unis.

Les troubles de Mai 68 ouvrent une nouvelle crise. Sur fond d’instabilité monétaire et de fuite massive des capitaux, la France rétablit le contrôle des changes. La «constitution d’avoirs à l’étranger» et le «non-rapatriement de revenus» deviennent des délits, poursuivis par les enquêteurs d’élite des douanes.

Leurs méthodes sont radicales: perquisitions sans mandat, utilisation d’agents infiltrés munis de faux papiers et formés par les spécialistes des services secrets. A partir de 1978, ils lancent une série d’actions coordonnées visant notamment UBS. Et ils s’intéressent de près à une technologie émergente, l’informatique, qui va jouer de mauvais tours aux banquiers suisses.

En 1983, un employé d’UBS livre aux douanes françaises des bandes magnétiques provenant de l’Univac 1100, ordinateur de la taille d’une armoire que l’établissement utilise dans son centre informatique de Lausanne. L’opération permet de récupérer les noms de plus de 400 clients français.

«La révélation des programmes en cause a sans aucun doute mis en péril les intérêts économiques très importants d’une grande banque suisse», s’indigne le Tribunal fédéral dans un arrêt publié en 1986 par La Semaine judiciaire. Selon la haute cour, les services français ont fait miroiter une récompense de 500 000 francs français (environ 125 000 francs suisses) à l’employé «retourné» par leurs soins.

Pour les clients, la surprise est désagréable. «Les enquêteurs des douanes sonnaient à leur porte, leur demandaient: «Vous avez un compte à l’UBS?» Rien qu’à leur tête, ils voyaient si c’était bien le type dont le nom figurait sur les listings», s’amuse Jean Pannier, un avocat parisien qui a souvent bataillé contre les douanes à cette époque.

«A la suite de cette opération, très intéressante pour nous sur le plan de l’investigation, il y a eu une riposte des Suisses», rappelle un ancien haut fonctionnaire des douanes, qui souhaite que son nom ne soit pas divulgué. Deux douaniers français sont attirés à Bâle par un cadre d’UBS et arrêtés par la police suisse. Ils resteront une quarantaine de jours en prison avant d’être libérés.

Malgré son apparent succès, l’assaut contre UBS a laissé aux Français un «goût amer dans la bouche». Parmi les clients démasqués, rappelle le fonctionnaire précité, «150 environ ont reconnu spontanément qu’ils avaient constitué des avoirs à l’étranger. Ils ont subi des pénalités importantes [jusqu’à l’intégralité du patrimoine dissimulé]. Mais 60 à 70% des personnes convoquées sont ressorties, après avoir fait des dénégations totales.»

Elles ont été poursuivies – mais les quelque 200 dossiers transmis à la justice ont été classés, après la quasi-abolition du contrôle des changes, en 1986. Ainsi, observe notre interlocuteur, «ceux qui ont nié ont été blanchis, alors que ceux qui ont coopéré ont été lourdement pénalisés».

Pour les évadés fiscaux, la morale de l’histoire est claire: lorsqu’on se fait prendre, mieux vaut contester en bloc ou se taire. Et cela vaut aussi pour les banquiers suisses, dont plusieurs furent arrêtés en flagrant délit, dans ces années-là, lors de rencontres avec des clients. «Pour eux, ça s’est terminé assez rapidement, par des quasi-classements, conclut l’ancien haut fonctionnaire. Il n’y avait pas la volonté de sanctionner.»

On comprend mieux la clémence des autorités grâce à l’anecdote narrée par Michel Charasse, ministre français du Budget entre 1988 et 1992. Parmi les porteurs d’argent liquide, régulièrement arrêtés par ses services près de la frontière suisse, se trouvait «parfois un responsable de parti politique, avec des valises de billets. Je confisquais les fonds, je mettais une amende douanière, et je gardais ça dans un coin de ma tête…»

Cette ambivalence – une partie des élites françaises possède de l’argent dans ses banques – a toujours joué en faveur de la Suisse. En ira-t-il autrement cette fois-ci? L’affaire Falciani, du nom de l’informaticien accusé d’avoir détourné des données chez HSBC, connaîtra-t-elle le même sort que l’opération montée contre UBS dans les années 1980?

«La gestion de cette masse de données est compliquée, admet Eric de Montgolfier, le procureur français qui enquête sur les clients de HSBC. Je n’en suis pas encore à ouvrir une information.»

Sa décision de transmettre, ou pas, le dossier à un juge d’instruction doit tomber cette année. Et l’on devrait savoir, d’ici fin janvier, si la Suisse accepte finalement de ratifier son accord d’échange d’informations avec la France. Après cent ans de guerre fiscale, ce geste marquerait peut-être le début de la paix.

* Janick Marina Schaufelbuehl, «La France et la Suisse ou la force du petit. Evasion fiscale, relations commerciales et financières (1940-1954)», Paris, Presses de Science Po, 2009.