Cheers!
cocktails vintage
Ceux qui les boivent sont des héros, ceux qui les confectionnent aussi. Loin des shows où l’on voit valser les shakers derrière le bar, les nouveaux rois du cocktail distillent sobrement leur savoir-faire dans des compositions millimétrées inspirées de recettes «old school». Petit traité de mixologie contemporaine

Derrière la table de jeu face au cruel Le Chiffre, James Bond est engagé dans une partie de poker à plusieurs millions. Impassible, il demande le barman, que le maître d’hôtel fait venir d’un claquement de doigts. Puis il énonce une recette, variante de son légendaire Vodka Martini, que lui inspire la vénéneuse Vesper accoudée au bar: «3 mesures de Gin, 1 mesure de Vodka, 1/2 mesure de Lillet blanc et un zeste de citron.» Et bien sûr au shaker, pas à la cuillère, comme le stipule invariablement l’agent secret au cours de ses aventures comme ici dans Casino Royale.
Et voilà le cocktail mis en situation: un héros en smoking dans un décor codifié, face au danger qui menace, une appréhension qu’il contient derrière un regard polaire et une attitude corsetée, en risquant à la dérobée une œillade à une jeune beauté en embuscade. Un amalgame de sensations fortes, de sueurs froides avec un arrière-goût d’amertume, la mort possible, et au fond de la gorge la suavité de la liqueur, les promesses de volupté charnelle, le repos du guerrier. Un concentré de saveurs qui pimentent l’action tout autant que la boisson. Un prodige d’équilibre à partir de composants discordants autour d’un ingrédient clé: le glaçon. Parfaitement réfrigéré, presque sec, comme le regard acier de Daniel Craig.
Dans la vraie vie, la star se trouve derrière le bar. Le barman n’est pas un satellite au service des puissants, il est l’artisan éclairé des nectars crépusculaires, le grand alchimiste du breuvage sélect, le concepteur méthodique des potions mondaines. Et l’appellation même de son métier se teinte d’expertise puisqu’on le nomme aujourd’hui «mixologiste».
Plongeons dans l’histoire et le vocabulaire sibyllin d’un art raffiné grâce à Frédéric Le Bordays, spécialiste de cocktails vintage, qui revisite ses classiques avec succès dans son bar Artisan, à Paris dans le 9e. Il fut créateur de cocktails à la Maison Mère et au China, bars-restaurants parisiens et, parallèlement, il est directeur de Mixed Drinks, société spécialisée dans la création de cocktails sur mesure. Il est aussi l’auteur du livre Cocktails, les nouveaux classiques aux Editions Hachette, paru fin 2013.
Le Temps: L’origine du cocktail est incertaine. A quand la dateriez-vous? A la Prohibition?
La Prohibition est une petite étape dans l’histoire du cocktail. Son origine remonte plutôt aux colonies, aux XVIe et XVIIe siècles. A l’époque, on préparait des petits mélanges avec du rhum, du gin et du jus de citron, du thé, c’était les «punchs». L’âge d’or du cocktail c’est plutôt le XIXe siècle, entre 1850 et 1900, notamment aux Etats-Unis.
Votre spécialité, c’est le cocktail classique?
Oui. Ce qu’on appelle «cocktails classiques», ce sont toutes les recettes qui existaient au XIXe siècle: le Old Fashioned, le Manhattan, les Sour, les Fizz. On était un peu plus pointus à cette époque.
On a l’impression que le Old Fashioned a été remis au goût grâce à la série «Mad Men»?
En fait «cocktail» et «Old Fashioned» désignent la même chose. A l’origine, au XIXe, le mot «cocktail» est la définition d’une recette particulière: un petit peu de sucre, un aromatique bitter – qui est une infusion, une macération de plantes dans de l’alcool avec beaucoup d’amertume, telles que la gentiane ou l’absinthe – et une eau-de-vie, produit de la distillation d’une plante, d’une graine. Le gin, le whisky, le cognac sont des eaux-de-vie au même titre qu’une «poire williams», par exemple. Le «Old Fashioned», c’est exactement ce qu’on appelait un cocktail à l’époque: du sucre, un petit peu de bitter et du whisky. Avec des glaçons. Aujourd’hui, cocktail est devenu le terme générique pour dire «boisson mélangée», comme le mojito par exemple, alors que ça n’a rien à voir…
Pourquoi ce retour au Old Fashioned?
Parce que c’était l’âge d’or, l’époque où les cocktails ont été créés, où l’équilibre entre les ingrédients a été trouvé. Aujourd’hui, on revisite les classiques en apportant des touches modernes mais les bases ont été posées à cette période-là, notamment avec l’invention de la glace artificielle ou encore le processus de distillation, qui était un peu plus précis. Et l’on utilisait des produits de meilleure qualité qu’au XVIe ou au XVIIe.
Mais n’est-ce pas une mode au même titre que la décoration ou les vêtements?
Oui, ça fait partie du mouvement néo-rétro. Mais c’est une bonne chose, car c’est à cette époque-là que les cocktails étaient vraiment très bons et faits de manière professionnelle. On revient à des saveurs moins artificielles. On est plus axés sur la qualité des produits. Dans les années 80, on s’est un peu perdus dans les saveurs chimiques, avec des cocktails très sucrés. Aujourd’hui, on est revenus au savoir-faire du XIXe siècle et à la tradition. Ils sont préparés dans les règles de l’art. Avec une qualité d’ingrédients, une qualité de glace, un juste équilibre.
La qualité de la glace est importante?
Oui, dans la réalisation d’un cocktail, il faut utiliser une glace très froide pour ne pas apporter trop d’eau à la boisson, pour la rafraîchir sans la diluer. Tout ça n’avait que peu d’importance dans les années 80-90. En réinterprétant aujourd’hui le métier de barman comme au XIXe siècle, on s’est aperçu qu’ils taillaient les blocs de glace d’une certaine manière: les machines à glaçons n’existant pas, on utilisait des pics à glace.
Pourquoi ces ingrédients amers?
A l’époque, les aromatiques bitters avaient des vertus médicinales. On en mettait un petit peu sur du sucre, ça permettait de soigner les maux de ventre. Tout comme le gin tonic qui a été créé pour lutter contre le scorbut. Le quinquina qui entre dans la composition du tonic est très amer et était administré contre le paludisme, le citron aussi avait des vertus médicinales. Aujourd’hui, c’est entré dans les mœurs, on apprécie l’amertume mais ce n’était pas forcément le cas à l’époque…
Le cocktail, c’est donc plutôt une boisson de «dur à cuire» à l’origine?
Oui, c’est une boisson de marin. Mais qui est très bonne si elle est bien équilibrée. Il faut que chaque saveur ait sa place sans être dominante.
Pourquoi cette visibilité des cocktails dans les films, même dans le cinéma muet?
A l’époque, il y avait un véritable engouement, notamment à Paris. Lorsqu’a eu lieu la Prohibition aux Etats-Unis en 1915, les bars à cocktails, qui étaient très populaires, ont fermé. Les barmen américains se sont exportés en Europe et les ont recréés à Londres, à Paris. C’est à ce moment-là que le cocktail est devenu populaire en France, dû au fait, notamment, que le pays possédait un important patrimoine en ce qui concerne les spiritueux (cognac, vermouth, liqueurs). Les barmen ont utilisé ce potentiel pour monter leur bar et élaborer des recettes. Deux barmen de l’American bar de l’hôtel londonien The Savoy ont d’ailleurs publié, dans les années 30, un célèbre livre de recettes de cocktails.
Certains héros ont leur cocktail préféré, qui devient un de leurs attributs fétiches.
Oui, c’est le cas de James Bond, qui en a eu plusieurs dont le Dry Martini ou le Vesper, du nom d’une des héroïnes de Casino Royale.
Que buvait-on avant cette époque?
Beaucoup d’apéritifs anisés de type absinthe, qui était très populaire en France jusqu’à son interdiction à l’avènement de la Prohibition en 1915.
Aujourd’hui, on trouve encore des cocktails à l’absinthe?
Oui bien sûr, c’est un des ingrédients que l’on utilise beaucoup. Comme au XIXe à la Nouvelle-Orléans dans les quartiers français où l’on mixait du cognac, de l’absinthe, du Champagne.
Quels sont les cocktails masculins par excellence?
Le Manhattan, le Old Fashioned, le Whisky Sour. Le plus viril étant le Old Fashioned, que boit Don Draper dans la série Mad Men.
Il y a beaucoup de barmen stars?
Oui, à New York, à Londres et à Paris ce phénomène s’est développé depuis quatre-cinq ans, c’est un peu comme la cuisine en ce moment, on retourne aux sources, on veut des produits de qualité. Cocktail ne signifie pas forcément «ivresse».
En fait, on déguste un cocktail comme si c’était un chef-d’œuvre culinaire?
Exactement.
Boire un cocktail, ça fait partie de l’art de vivre comme fumer un bon cigare
Tout à fait, ou comme manger une bonne viande à la façon des bouchers stars qui font un vrai travail de maturation, par exemple du gigot d’agneau avec du whisky japonais. Composer un cocktail, c’est vraiment de l’artisanat, c’est pour ça qu’on a appelé notre bar «Artisan». Une fois que vous avez composé une recette, il faut la reproduire de manière précise, il y a des procédures, on mesure chaque ingrédient.
Et la décoration, l’olive ou la rondelle de citron, c’est important?
Une décoration de cocktail a également un sens dans sa composition, ce n’est jamais gratuit. Une rondelle de citron, ça apporte une tonalité d’agrume.
Qu’en est-il du geste, du show associé au bar à cocktails?
Le geste et la technique sont importants. Mais on doit les maîtriser sans que le client le sente forcément.
Quels sont les cocktails mythiques:
Le Sazerac, le Old Fashioned, le Whisky Sour.
Il y a des moments, des humeurs pour les cocktails?
Ça dépend du lieu, avec qui vous êtes. Le soir bien sûr mais aussi lors d’un brunch. Les Corpse Reviver, par exemple, sont censés vous réveiller…
Ça reste une boisson luxueuse?
Elle se démocratise et n’est plus cantonnée aux palaces et aux grands hôtels.
Les rasades sont précises dans un cocktail et non pas aléatoires? C’est comme une recette de cuisine?
Absolument. La plus petite unité de mesure c’est la goutte, on ne peut pas faire plus précis.