«Quand on choisit de défendre une idée en Turquie, on sait qu'il y a un prix à payer…» Pour Ragip Duran, 44 ans et correspondant de Libération dans le pays, le tarif s'élèvera à sept mois et demi de prison. Peine qu'il purge à partir de mardi. Prix d'un article publié conjointement dans le journal français et dans un quotidien prokurde en 1994. «Propagande pour une organisation séparatiste», a statué le juge. En l'occurrence, il s'agissait d'un encadré tirant le portrait d'Abdullah Öcalan, le chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en lutte armée contre Ankara depuis 1984. La plupart des intellectuels, poètes ou hommes politiques actuellement incarcérés ont été pareillement convaincus de «propagande séparatiste».
La désastreuse réputation du pays en matière de droits de l'homme s'explique largement par les méthodes utilisées par les forces de sécurité pour réduire la guérilla du PKK dans le sud-est. Combien de journalistes hantent ainsi les geôles du pays? Difficile à dire. «En tout, nous estimons qu'il y a 120 à 130 prisonniers d'opinion: journalistes, écrivains, poètes, etc.», indique Erol Önderoglu, à l'antenne turque de RSF. Encore ne s'agit-il là que de gens connus. Toutes catégories confondues, on évalue à près de 8000 le nombre de prisonniers politiques.
«Je suis un peu embarrassé pour évoquer mon seul cas, indique Ragip Duran. Sept mois et demi, c'est court. Quand je pense à la situation du journaliste Ismaïl Besikci, qui a dû passer près de 15 ans en prison… ou aux 22 collègues assassinés.» Dans les pages de Libération, Ragip Duran signe d'ailleurs du pseudonyme de Musa Akdemir, hommage à l'écrivain Musa Anter et au journaliste Hafiz Akdemir, tous deux assassinés. Car, outre l'emprisonnement, le meurtre politique est également une pratique courante. Journalistes ou défenseurs des droits fondamentaux sont régulièrement visés.
Ragip Duran, qui enseigne également l'éthique des médias à l'université de Galatasaray, refuse pourtant de jeter l'anathème: «On ne peut pas accuser quelqu'un en particulier, ce gouvernement ou un autre, explique-t-il. C'est parfois un ministre, un chef d'état-major ou un petit procureur qui décide de vous faire enfermer parce que – simplement – ce que vous avez écrit lui déplaît. Là où, normalement, vous devriez recevoir un courrier de lecteur courroucé, vous recevez une convocation chez le juge. L'Etat est animé par une idéologie paternaliste. Il se considère comme le seul arbitre de ce qui doit être dit.»
Contrecoup ou simple soupape de sécurité face à la sévérité du régime, les conditions de détention des intellectuels sont très souples. Rien à voir avec Midnight Express. Ragip Duran a pratiquement pu choisir sa prison. «C'est une petite prison où les détenus n'ont que des courtes peines. Le second étage dispose d'une bibliothèque, je pourrai donc travailler.» Les autorités l'ont autorisé à emporter son ordinateur et Ragip compte bien profiter de ces sept mois d'isolement pour mettre la dernière main à son prochain livre. A vrai dire, seul le téléphone portable est interdit aux détenus… mais on peut les appeler sur une ligne classique! Certains journalistes en ont même profité pour poursuivre leur activité professionnelle: une plume connue envoyait ainsi régulièrement ses chroniques au journal depuis sa cellule. «Nous bénéficions clairement d'un régime de faveur», reconnaît Ragip. A vrai dire, l'incarcération politique fait tellement partie du paysage qu'on a souvent perdu l'habitude de s'en offusquer. D'ailleurs, pratiquement tous les leaders politiques du pays ont connu la paille humide des cachots à un moment ou à un autre dans leur carrière, président de la République compris. Comme le dit Ragip dans un sourire, «il y a trois rites fondamentaux dans la vie d'un homme en Turquie: la circoncision, le service militaire et la prison».