Les dessinateurs de presse sont des manipulateurs d'explosifs
PRESSE
Gérald Herrmann, dessinateur genevois, fait paraître un recueil de cinq ans d'actualité. L'occasion de se pencher sur le rôle de ces «fous du roi» qui dessinent tout haut ce que l'on pense tout bas
«La lucidité est mon seul atout», clame haut et fort Gérald Herrmann, dessinateur satirique. Lui qui sévit dans la presse genevoise depuis des lustres connaît bien les limites de son métier. Il a travaillé pendant six ans au Courrier de Genève et à La Liberté de Fribourg avant de rejoindre il y a quelques mois la Tribune de Genève, succédant au pionnier du dessin de presse en Suisse romande Pierre Reymond.
«Mon rêve serait d'être dessinateur de presse en Algérie, confie-t-il en catimini, ou en Pologne où l'humour revêt un caractère vital, où il reste une réaction de défense essentielle à la survie.» En Suisse, Herrmann sent que son art est plus futile qu'utile. Il sait que ses traits d'humour tranchants ne dérangent pas grand monde, ne remuent pas les consciences autant qu'il aimerait. Bouffon institutionnalisé, tout le monde attend du fou du roi qu'il dise tout haut ce qu'on pense tout bas. «C'est tout le paradoxe du dessin de presse qui dénonce, mais qui dilue dans le même mouvement cette contestation dans le rire, qui dissout le problème dans le plaisir.» Citant à tour de bras Freud et sa théorie de l'onanisme ou Bergson et ses vues mécanistes, Herrmann est un intellectuel qui se défend d'être trop cérébral. Il se voit plutôt journaliste dans l'âme. «Je suis tellement peu sûr d'avoir raison que je suis fondamentalement sceptique», explique-t-il comme pour se dédouaner de la tendance générale des médias, qu'il juge sévèrement: «Les journaux ne nous informent plus. Ils nous confortent. C'est la logique du marché qui veut ça. Il faut donner aux lecteurs ce qu'ils veulent: il faut leur plaire, les caresser dans le sens du poil. Moi je n'aime pas les belles histoires, lâche cet empêcheur de tourner en rond notoire. La réalité est toujours beaucoup plus complexe que dans les contes de fées.»
Alors, inoffensif les dessinateurs de presse suisses? Dans un journal, ce sont souvent eux les plus lus! Mais cette force a aussi ses limites. «Si 80% des lecteurs d'un journal lisent effectivement la petite bulle du dessin de presse, ils y passent rarement plus de 1 seconde», explique Herrmann. Les dessinateurs ont donc une seule petite seconde pour accrocher le lecteur. Un dessin qui prend 3 secondes à déchiffrer est raté, voué à l'incompréhension. La recette d'un dessin réussi est donc la réduction du problème à une situation simple et l'utilisation de l'émotion qui doit toucher le lecteur immédiatement. «Comparé aux journalistes, le dessinateur de presse joue avec les explosifs. A tout moment sa charge peut lui exploser à la figure.» Et défigurer la réalité.
En danger les dessinateurs alors? «Pas vraiment, avoue Herrmann anti-héros type. C'est rare qu'on nous reproche un dessin raté. C'est triste à dire, mais une fois qu'on a fait rire quelqu'un deux ou trois fois, il continuera à rire à toutes nos piques. C'est ce qui me fait dire que je suis à l'abri des surprises pour les dix prochaines années.» De plus, le dessin de presse est à la mode. Il participe à l'illusion de la compréhension qu'induit la communication de masse. L'humour a un caractère réducteur: il explique en peu de mots et en quelques traits un monde qui devient pourtant de plus en plus complexe à saisir. «Les journaux bas de gamme utilisent, comme les dessinateurs, la formule et le slogan, qui donnent une cohérence et une lisibilité absolument fausses de ce monde dans lequel nous vivons», explose le dessinateur de presse.
Les remèdes miracles n'existent pas vraiment. Herrmann s'en tient à une déontologie personnelle où l'humour n'est utilisé que pour rebondir sur un sujet existant. Il refuse le rôle agressif de l'attaque en règle. «C'est toute la différence qu'il y a entre sourire et rire franchement de toutes ses dents qui est, elle, une attitude agressive où on montre les dents.» Peut-on sourire de tout alors? Herrmann affirme qu'il n'y a pas de sujet tabou. «Mais il est difficile de sourire au deuxième degré d'un sujet qui a vraiment ému les gens au premier degré. Ils ont vraiment pleuré en voyant Mohammed Ali atteint de la maladie de Parkinson. Lorsque je me suis moqué de cette mise en scène médiatique, ils ont aussi compris que je leur disais: vous êtes idiots de vous être laissé abuser. Le courrier des lecteurs a été bloqué pendant une semaine!»
Herrmann, «Ainsi Fut-il» aux Editions La Sarine.