En dépit des frustrations et des difficultés, le procès de Douch constitue une avancée dans l’histoire du droit pénal international, selon l’avocat genevois Alain Werner. Ce spécialiste en droit pénal international a été substitut du procureur contre Charles Taylor à la Cour spéciale pour la Sierra Leone, puis expert dans les poursuites intentées contre l’ex-chef d’Etat tchadien Hissène Habré. Il constitue avec d’autres l’une des quatre équipes chargées de représenter les parties civiles au Cambodge.

Le Temps: Quelle est la spécificité de ce procès dans le contexte de la justice internationale?

Alain Werner: C’est le premier procès en droit pénal international à avoir lieu trente ans après les faits et où un cadre communiste est jugé pour des crimes internationaux. C’est aussi le premier dont les règles ne sont pas d’inspiration de droit anglo-saxon, mais romano-germanique et où, donc, les parties civiles sont considérées à part entière dans la procédure.

– De nombreux reproches ont été faits à ce procès: mauvaise préparation des procureurs, parties civiles mal coordonnées. Pourquoi tout ce cafouillage?

– Compte tenu de tous les défis qu’il fallait relever (mélange de traditions juridiques, de nationalités, de nombreuses innovations au niveau des règles de procédure, etc.), je pense que ce procès s’est passé mieux que prévu: il a été mené en moins de six mois, a permis de mieux comprendre les contours de la responsabilité de Douch et a montré qu’il était possible à la fois de garantir les droits de la défense, et de permettre à plus de 90 parties civiles représentées par quatre équipes d’avocats de participer activement à la procédure. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de problèmes ou des choses à améliorer. Mais, pour moi, il ne fait aucun doute que Douch sera puni à la hauteur des crimes commis.

– Même si la défense s’est révélée très forte?

– Rien que cette observation dénote le progrès significatif du droit pénal international, car jusqu’à présent – au Rwanda ou en Sierra Leone par exemple – un des grands problèmes de certains des procès était la faiblesse de la défense. Au Cambodge, l’équipe de défense est très solide, efficace, avec une importante structure logistique.

– On ne peut pas en dire autant des parties civiles. Pourquoi?

– Il a été décidé, dans ce premier procès, de ne pas rémunérer les avocats des parties civiles alors que les autres parties (défense, procureurs) l’étaient. Un choix regrettable. Les avocats des parties civiles ont travaillé dans des conditions difficiles, et peu d’entre eux avaient de l’expérience devant les juridictions pénales internationales. Cela dit, je pense que la coordination entre les différents groupes n’a cessé de s’améliorer tout au long du procès, résultant par exemple en des soumissions communes sur les réparations collectives et morales réclamées au nom des 91 parties civiles.

– Ce déséquilibre va-t-il peser dans la balance?

– Dans le système des Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens (CETC), le procès n’est pas vécu comme un combat entre le procureur et la défense, avec peu d’interventions des juges. Il y a une instruction qui est menée à charge et à décharge. De la même manière, les juges en audience mènent les débats, appellent les témoins, et sont principalement chargés de leur examen. Un déséquilibre dans un tel système est donc structurellement bien moins commun. Sur ce procès en particulier, les preuves qui ont été apportées durant six mois, y compris par Douch lui-même, sont accablantes, et je suis convaincu que le verdict sera un juste reflet de ces preuves.

– Comment expliquer alors une telle frustration des victimes?

– Le travail des avocats des parties civiles est de représenter leurs clients qui participent à la procédure en vue de soutenir les procureurs et de réclamer des compensations, qui sont uniquement collectives et morales. La difficulté dans ce premier procès des ­Khmers rouges est que le prévenu – Douch – s’est beaucoup exprimé, comme les règles le lui permettaient. Cela a souvent été difficile à vivre pour les victimes, qui ont eu souvent l’impression qu’il menait les débats.

– Peut-on dire que le besoin de justice des victimes a été sacrifié pour les besoins du procès?

– Non. Mais les procès en droit pénal international sont souvent longs et compliqués en soi. Trouver de la place dans le déroulement du procès pour des dizaines de parties civiles et leurs avocats est un défi, et ne va pas sans des tensions et des ajustements inévitables. Je relèverai encore que, pendant environ six jours, les parties civiles se sont exprimées en audience sur leurs souffrances et celles de leur famille. C’est la première fois que cela se produisait en droit pénal international. Leurs avocats ont travaillé en parfaite collaboration pour cette audition. Leurs témoignages bouleversants ont été d’une grande importance pour mesurer, trente ans après les faits, le degré de souffrance qui est celui encore aujourd’hui des proches des personnes exécutées dans la prison de sécurité S-21.

– Quelles vont être les lignes des uns et des autres pour les plaidoiries?

– La défense va développer la thèse du secret et de la terreur: à savoir que, certes, Douch a commis ces crimes, il le reconnaît, mais il l’a fait dans un système de terreur complète, donc sans choix véritable. De notre côté, nous allons plaider l’adhésion à un projet commun criminel. Mon équipe va s’attacher à démontrer que, même si Douch a reconnu qu’il était en charge de S-21 et que les crimes mentionnés dans l’acte d’inculpation y ont été commis, il continue à ne pas admettre les contours exacts de son rôle à S-21. Cela compte pour nos clients, qui veulent que le rôle réel de Douch à S-21 soit établi.

Nous allons défendre la thèse que Douch était acteur plutôt que victime, il n’a pas été qu’un simple exécutant. Il a notamment obligé ses subordonnés à faire des compilations des noms d’«ennemis» qui furent ensuite envoyées aux autres sections, ce qui généra ensuite des purges supplémentaires. Selon l’un des experts appelés à témoigner, ces listes d’ennemis contribuèrent à alimenter la paranoïa de Pol Pot. Douch est un des seuls responsables des centres de détention à ne pas avoir été purgé entre 1975 et 1979. Et cela sans doute parce qu’il était devenu indispensable au système.