Entre fondement et empêchement

Quiconque s’est retrouvé coincé dans les embouteillages aux abords de Lausanne ou de Genève, dans un train bondé aux heures de pointe, sur une plage bruyante et malodorante, éprouvera quelque empathie pour l’initiative Ecopop. Et pourtant la Suisse n’est ni Shanghai, ni Bombay, et les rues n’y sont pas saturées d’une pâtée humaine. Mais si on prend à la lettre la logique défendue par certains milieux économiques, selon lesquels le bonheur se mesure à l’accroissement du PIB, les Suisses n’atteindront le nirvana que lorsque le plateau suisse ressemblera à la baie de Hongkong et qu’on pourra déambuler dans les boutiques de Léman City, sur les eaux du lac! Espérons qu’il existe encore un peu de bon sens dans ce pays et qu’il se fera entendre le 30 novembre. A ce raisonnement, l’initiative «Halte à la surpopulation» oppose un principe imparable: celui selon lequel aucun contenant ne saurait recevoir de contenu infini; et qu’au-delà d’un certain seuil les plus se transforment en moins. Je me réjouirai donc si cette initiative suscite un écho significatif, et pourtant je ne la soutiens pas.

Y a-t-il en premier lieu un problème de surpopulation sur Terre? La réponse est oui. La croissance démographique nous interdira de relever les défis environnementaux qui sont devant nous. Ils relèvent essentiellement de questions de flux, de quantités d’énergie et de matière suscitées par nos activités économiques. Comment, par exemple, diviser par quatre les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2050, alors même que nous compterons 2 milliards et demi d’êtres humains supplémentaires? Même si tous sont loin de contribuer à la même hauteur au changement de la composition chimique de l’atmosphère. La part d’effort à consentir par chacun ne sera pas la même à 7,3 milliards ou à 9,6 à 10 milliards d’êtres humains. Et si l’on considère l’accroissement du PIB par personne, cher à nos milieux économiques, l’équation devient alors doublement insoluble. En 2011, nous avons consommé autant de fer que toute l’humanité des balbutiements de la sidérurgie au néolithique jusqu’en 1900. Combien en consommerons-nous en 2050 avec de 9 à 10 milliards d’individus? Comment ferons-nous pour nourrir les quelque 2 milliards et plus d’êtres humains qui sont déjà dans les starting-blocks? La production mondiale de céréales croît déjà moins vite que la population (depuis 1985), alors que, selon la FAO, nous devrons augmenter la production agricole de 70% d’ici à 2050.

Sur ce problème de surpopulation, je ne peux que recommander au lecteur le petit livre de Stephen Emmott, patron britannique d’un laboratoire de Microsoft, 10 Billion (traduit en français chez Fayard). J’ai rarement lu un texte aussi efficace sur un plan rhétorique et argumentatif. Qu’on me permette d’en citer la conclusion, assez crue: «I think we’re fucked.»

Il convient toutefois de nuancer les liens entre dégradation de la biosphère et surpopulation. Ils sont relativement complexes et varient selon le paramètre concerné. Si l’on considère les dégradations infligées à la biosphère tout au long du XXe siècle, force est de constater, selon l’historien américain John McNeill, que la responsabilité de la démographie s’élève à moins de 25%. Tout simplement parce qu’elles sont essentiellement imputables à la croissance et aux flux d’énergie et de matière. Alors que la population a augmenté d’un facteur 3,3 de 1890 à 1990, les émissions de dioxyde de carbone ont quant à elles crû d’un facteur 17. Et ce en raison des modes de vie d’une minorité de la population mondiale, celle résidant dans les pays industriels. On peut suivre les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz lorsqu’ils affirment que les commencements de l’anthropocène mériteraient le nom d’anglocène, l’Angleterre et les Etats-Unis étant responsables de presque 50% des émissions de gaz à effet de serre jusqu’en 1980. Ainsi, selon le paramètre considéré, les responsabilités varient fortement: s’agissant des flux d’énergie et de matière, le niveau de vie est déterminant; on se rapproche en revanche d’un ratio 1/1 lorsqu’on considère notre impact sur la biodiversité, tout simplement parce qu’un riche ne mange pas 150 fois la pitance d’un pauvre.

Considérons rapidement deux arguments qui s’opposent au fait de considérer les dangers de la surpopulation. Le premier est l’argument économique qui joue très fort contre Ecopop: l’accroissement de notre richesse matérielle conditionnerait notre bonheur. C’est effectivement vrai jusqu’à un certain point. Il est difficile en effet de concilier bonheur et misère. Mais à compter grosso modo d’un PIB an/personne situé entre 9000 et 15 000 dollars, c’est faux. Un Mexicain ou un Chilien affichent le même niveau de bien-être qu’un Suisse ou qu’un Américain avec un PIB largement inférieur. Il y aurait en outre quelque chose d’absolument amoral à vouloir juguler la reproduction. L’idée en son temps défendue par l’économiste Kenneth Boulding de vendre sur un marché des licences à produire des bébés nous choque. Pourtant les populations des petites îles n’ont pu survivre qu’au prix d’un contrôle strict de leur démographie. Or, nous approchons d’une situation comparable. Et surtout la surpopulation pourrait, en fait de défense des valeurs humanistes, nous conduire à un déchaînement de violences sur une planète appauvrie en ressources et dérégulée.

Alors, pourquoi ne pas voter oui à cette initiative? Parce qu’elle touche un pays dont le solde démographique positif est dû à la seule immigration, et pour l’essentiel en provenance des pays voisins. Un peu comme si les moutons noirs étaient les seuls à se reproduire. Il est difficile de ne pas y déceler des motifs égoïstes qui ne sont pas de très bon augure quand nous devons au contraire apprendre à vivre tous ensemble, certes moins nombreux, mais sur une même planète fragile, au devenir incertain.

La surpopulation pourrait nous conduire à un déchaînement de violences sur une planète appauvrie en ressources