Ma semaine en Suisse

La Suisse est-elle en état de siège? A entendre les hauts cris des cantons et des communes, on serait tenté de le croire. De Genève à la Thurgovie, de Bâle au Tessin, des élus vitupèrent et manoeuvrent pour ne pas hériter du Pierre Noir: pas question d’héberger des volées de requérants d’asile diabolisés comme autant de criminels en puissance.

A l’origine de cette brusque montée aux barricades: la nouvelle stratégie de la Confédération consistant à ouvrir huit centres fédéraux d’enregistrement et de traitement des demandes d’asile. L’an dernier, celles-ci ont augmenté de 45%. Assez pour mettre le pays sens dessus dessous?

Parmi les derniers arrivés, les Tunisiens sont la cible privilégiée des édiles dressés sur leurs ergots. Ils sont 2500 à traîner dans nos localités, à s’y comporter parfois mal, et à focaliser les peurs et les ressentiments. L’exaspération est d’autant plus vive que les Suisses ont l’intuition, largement fondée, que les migrants de la Révolution de jasmin, à de rares exceptions, sont des «faux réfugiés». Arrivant d’un pays libéré de son tyran et en transition vers la démocratie, ils sont simplement à la recherche d’un avenir meilleur. Une perspective que la Suisse leur refuse: ses autorités et la majorité de ses habitants, à l’unisson, ne songent qu’à les voir tourner les talons au plus vite.

Débarquant d’un Maghreb au destin fragile, ces migrants n’ignorent pas qu’ils n’ont pas la moindre chance d’obtenir le sésame qui leur ouvrirait l’accès légal au marché du travail. Ils savent aussi que la procédure d’asile helvétique leur assure un séjour prolongé comme nulle part ailleurs en Europe, le temps que leur demande soit examinée, les décisions prises et les recours épuisés. Un séjour durant lequel ils sont logés et nourris, au besoin soignés. Comme ils ont détruit leurs papiers d’identité, l’exécution de leur renvoi, le moment venu, est aléatoire. Sans la coopération des autorités de leur pays d’origine, elle est même impossible.

Au Forum de Davos, le conseiller fédéral Didier Burkhalter, novice en diplomatie, a tenté d’obtenir un engagement de son homologue tunisien. Il s’est vu répliquer que la Tunisie a accueilli 1,3 million de réfugiés en provenance de Libye au plus fort du Printemps arabe. Comme rien n’était prévu pour les héberger, les familles tunisiennes ont naturellement ouvert les portes de leurs maisons. Après la chute du colonel Kadhafi et de son régime honni, ceux qui le pouvaient sont retournés chez eux. Aujourd’hui, la Tunisie est fière d’héberger encore 200 000 réfugiés: des femmes, des hommes et des enfants qui ont tout perdu dans les bombardements. Didier Burkhalter a écouté attentivement, mais n’a pas insisté: dire qu’il était dans ses petits souliers n’est pas exagéré.

Sur ce terrain glissant, le fédéralisme favorise à outrance les réflexes égoïstes. Loin d’être une nouveauté, cette dérive est d’autant plus indigne qu’elle contribue à saper une stratégie pourtant raisonnable. La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga n’est pas la première à vouloir accélérer la procédure d’asile. D’autres avant elle ont échoué, mais faut-il pour cela disqualifier d’emblée ses efforts? Aujourd’hui, 90% des demandes d’asile sont rejetées à l’issue d’une procédure qui a duré, en moyenne, 1411 jours: ce record d’inefficacité administrative décrédibilise la politique d’asile; il oblige à tout mettre en oeuvre pour reprendre le contrôle sur un système en perdition.

L’exécution des renvois est l’autre talon d’Achille de la politique d’asile. En 2004 déjà, un rapport interdépartemental sur la migration mettait le doigt là où ça fait mal. Il posait la question des contreparties que la Suisse serait prête à accorder aux pays dont elle sollicite le plein soutien pour exécuter les renvois. Lors des négociations en vue d’un accord de réadmission, il se trouve toujours un service de l’administration fédérale pour opposer son veto au geste significatif qui permettrait de passer l’épaule. Toutes les excuses sont bonnes pour freiner des quatre fers. Sont convoqués, pêle-mêle, la pureté du droit, la protection du marché du travail, l’utilisation économe des deniers publics ou carrément la morale politique. Manquant de vision d’ensemble, plus royaliste que le roi, la Suisse peine à conjuguer générosité et opportunisme. On peut le regretter. Ou y voir un signe que le «fardeau» de l’immigration n’est pas si écrasant.

Après sa rencontre avec son homologue tunisien, Didier Burkhalter était dans ses petits souliers...