Hossein, l’étudiant qui refuse de se taire
iran
A 24 ans, il étudie les sciences humaines. Connu du «Temps», Hossein * a répondu à nos questions, a raconté l’Iran: l’étau qui se resserre, la reprise difficile des cours et la poursuite, malgré tout, des récentes manifestations spontanées, en marge des commémorations des trente ans de la prise de l’ambassade américaine
’’ A franchement parler, la nouvelle ne m’a fait ni chaud ni froid. Elle a pourtant été brutale. «Nous vous signalons qu’à la réception du présent courrier et jusqu’à nouvel ordre vous êtes interdit d’entrée à l’université», annonce sèchement la lettre, datée du 10 octobre, et tamponnée par le conseil disciplinaire de ma faculté. A 24 ans, quel crime ai-je donc commis pour être privé de mon droit d’étudier? De toute évidence, c’est ma participation aux manifestations post-électorales qu’on veut me faire payer.
Cinq mois se sont écoulés depuis la réélection contestée d’Ahmadinejad, et les coups continuent à tomber. Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, ses deux principaux adversaires, sont dans le collimateur de la justice. Arrêté cet été, le chercheur irano-américain, Kian Tadjbakhsh, vient d’écoper de douze ans de prison. La peine capitale a même été retenue contre trois jeunes manifestants. Au quotidien, la déprime est devenue une compagne encombrante.
Personnellement, je n’en suis plus à un point noir supplémentaire sur mon curriculum vitae, déjà bien entaché. En 2006 – un an après la première élection surprise de Mahmoud Ahmadinejad – j’ai déjà été évincé, pour une année entière, des bancs de l’université. Raison invoquée: l’organisation de rassemblements contre le gouvernement. Les temps sont durs, mais je refuse de me taire. Comme ces milliers d’autres Iraniens qui, tous les soirs, montent sur leurs toits, à la nuit tombée pour crier «Allaho akbar!» et «Mort au dictateur!».
Les médias étrangers nous ont malheureusement oubliés. De l’Iran, il n’est désormais question qu’à travers le dossier nucléaire. Si j’étais à la place des négociateurs occidentaux, je ne le dissocierais pas du reste. Je dirais à Téhéran: respectez d’abord les droits de l’homme, et ensuite vous aurez le droit d’enrichir l’uranium. Car le fond du problème, c’est la possession, par un régime totalitaire, de la capacité de fabriquer une bombe. Or, aujourd’hui, le monde entier a oublié les universités iraniennes où, loin des caméras occidentales, la révolte se poursuit.
Dernier exemple en date: cet étudiant qui, sans doute inspiré par le fameux lanceur de chaussures sur George W. Bush, à Bagdad, en 2008, osa jeter, lundi 18 octobre, son soulier à la face de Mohammad Hossein Saffar Harandi, ex-ministre de la Culture du gouvernement d’Ahmadinejad. «Assassin, dehors!», «Mort à toi!», renchérirent les contestataires, en voyant l’homme poursuivre, malgré tout, son discours dans cet amphithéâtre de l’Université de Téhéran. Moi qui suis contre la violence, j’avoue avoir plus d’admiration pour cet autre étudiant qui, fin octobre, profita d’une rencontre entre Ali Khamenei et les «jeunes élites», pour critiquer verbalement le pouvoir «intouchable» du guide religieux. Inédit, son réquisitoire de 20 minutes fit aussitôt le tour de la blogosphère.
A chaque jour, son nouveau lot de manifestations, improvisées au gré du bouche-à-oreille, des annonces par textos et des envois d’e-mails. Organisées par petits attroupements spontanés, dans les salles de cours ou dans les couloirs, elles se terminent parfois en mini-accrochages avec les bassidjis, et leurs vidéos sont aussitôt postées sur YouTube. Début octobre, le jour de la rentrée, c’est la visite surprise du ministre de la Science, Kamran Daneshdjou qui a déchaîné les foules. Ici, personne ne porte dans son cœur cet ancien fonctionnaire du Ministère de l’intérieur accusé d’avoir participé à la fraude électorale lorsqu’il dirigeait le centre des opérations électorales. Le désordre provoqué par son passage inspira, dès le lendemain, d’autres universités. Bien souvent, ce sont les mêmes slogans qui fusent: «Gouvernement de coup d’Etat, démissionne!», «Les canons, les chars, les bassidjis n’ont plus aucun effet sur nous!», «Mort aux talibans, à Kaboul ou à Téhéran!»… Et contre l’incontournable «Mort à l’Amérique!» scandé par les fidèles du régime qui célébraient, le 4 novembre dernier, les trente ans de la prise de l’ambassade des Etats-Unis, les étudiants en appellent à la «mort» de la Russie et de la Chine, pays alliés de Téhéran. Les plus courageux continuent même à s’afficher avec des rubans verts – la couleur de l’opposition.
Les services de sécurité ont pourtant tout fait pour étouffer les voix dissidentes. Au début de la contestation, les examens de fin d’année, prévus en juin, ont d’abord été annulés. Fin août, la rumeur s’est ensuite mise à courir sur un nouveau report, cette fois-ci pour cause de «risque de grippe A». Les épreuves ont finalement eu lieu le 5 septembre. Les cours, eux, ont repris au début du mois d’octobre. Sous haute surveillance. Jugés trop «occidentaux» par Ali Khamenei, le guide suprême, les programmes de sciences humaines sont en cours de révision et d’islamisation. Comme moi, des dizaines d’étudiants ont été remerciés du jour au lendemain. Trois cents pensionnaires du dortoir sont également à la rue, sans motif précis. De quoi rappeler la «révolution culturelle» qui suivit le renversement du shah, en 1979.
Malgré la morosité ambiante, j’ose continuer à rêver d’un changement. Je suis contre une intervention étrangère. Mes références, je les pioche sur Internet ou dans les livres d’auteurs étrangers traduits en persan: Hannah Arendt, Karl Popper, Huntington, Oriana Fallaci. Le Mahatma Gandhi, dont j’ai dévoré la biographie, est une vraie source d’inspiration. Je suis issu d’une famille assez typique de la classe moyenne. Ma mère est enseignante. Mon père, retraité de la fonction publique, est un ancien révolutionnaire qui manifesta, en 1979, contre le shah. A la maison, nous sommes quatre enfants et nous nous considérons comme des «musulmans modernes»: profondément croyants, mais remontés contre le fanatisme, et animés par l’idée d’une possible transformation interne du système. D’après moi, l’Iran ne pourra évoluer que grâce à une «réfolution» [mélange de réforme et de révolution, selon la formule de Garton Ash, historien de la chute du bloc communiste].
La première fois que j’ai voté, c’était pour Mohammad Khatami, en 2001. Quatre ans plus tard, j’ai fait comme beaucoup de mes camarades: j’ai boycotté l’élection, déçu par les réformes, et convaincu qu’il valait mieux s’abstenir pour porter un coup dur à la légitimité du régime. Avec la victoire d’Ahmadinejad, je m’en suis mordu les doigts: une chape de plomb s’est rapidement abattue sur les associations étudiantes, puis un système d’étoiles a été imposé pour étiqueter et se débarrasser des plus activistes d’entre nous. Au dernier scrutin, il fallait réagir. A titre personnel, j’ai voté pour Mehdi Karoubi, parce qu’il défend les minorités et les laïcs. Mais politiquement, c’est pour Mir Hossein Moussavi que je me suis mobilisé, en me portant même candidat au poste d’«observateur» dans un bureau de vote, le jour de l’élection. C’est ainsi que ce fameux 12 juin, j’ai vu venir la fraude. Comme par hasard, le système de textos, destiné à faire des rapports réguliers à nos permanences, s’est retrouvé bloqué dès la première heure. Quelle fut ma surprise, également, lorsqu’au moment du dépouillement, le représentant du Ministère de l’intérieur me suggéra de faire reporter les votes de Karoubi sur la liste de Moussavi, et ceux du quatrième candidat, Mohsen Rezaï, sur celle d’Ahmadinejad, en l’absence d’observateurs pour ces deux candidats… Je n’ose imaginer le décompte dans les – nombreuses – urnes où seuls les observateurs d’Ahmadinejad étaient présents.
A vrai dire, je m’attendais à un second tour entre Moussavi et Ahmadinejad. Le premier pouvait compter sur les jeunes et les femmes. Le deuxième, sur les masses populaires. Avec la proclamation de sa victoire écrasante, dès le lendemain, le choc fut profond. Trahie, humiliée, la rue s’est réveillée. Depuis le début de la contestation, j’ai participé à la plupart des manifestations. Parce que c’est mon devoir, aussi, de dénoncer la violence de la répression. Un de mes amis, récemment emprisonné à la prison d’Evin pendant trois mois, a été témoin du pire: la douleur d’un de ses compagnons de cellule, violé par son interrogateur avec un bâton. Un jour, des députés lui rendirent visite. Il leur raconta son histoire. Le soir même, il fut emmené dans un endroit inconnu. Depuis, personne n’a de nouvelles de lui.
Je voudrais revenir sur un événement historique: celui du 15 Khordad (l’équivalent du 25 juin, selon le calendrier solaire iranien), jour du plus grand rassemblement populaire de ces trente dernières années. Le matin même, la peur est au rendez-vous. Craignant pour notre sécurité, Zahra Rahnavard, l’épouse de Moussavi – qui a préalablement appelé à manifester – se précipite à l’université pour nous décourager de sortir dans la rue. La veille, le guide suprême a férocement mis en garde les contestataires. Nerveux, nous nous résignons à organiser un sit-in sur le campus. Soudain, nous sommes éblouis par cette vague humaine qui, de l’autre côté des grilles, s’étire à perte de vue sur l’avenue de la Révolution.
Emus, nous rejoignons la foule qui se déplace en silence. Combien sommes-nous? Des milliers. Des millions. Je monte sur un pont: impossible de distinguer le début et la fin de ce cortège spontané. L’Iran dans toute sa diversité défile sous mes yeux. Jusqu’à ce jour, les étudiants se croyaient isolés dans leur combat démocratique. Aujourd’hui, ils partagent les mêmes aspirations que les femmes, les ouvriers, les patrons d’entreprise, les riches et les pauvres. Impossible d’oublier cette image.
Depuis, le régime cherche à étouffer la contestation en l’accusant de mener une «révolution de velours» commanditée par l’étranger. Mais avec grande difficulté. Comme lors de ce récent match de football où, dépassée par le trop-plein de couleur verte arborée par les supporters, la télévision d’Etat fut obligée de passer soudainement au noir et blanc… ,,
* Prénom fictif.