Plus on en parle, mieux c’est: il faut plonger les jeux vidéo dans un bain de mots. Pourquoi? C’est plus sûr, c’est plus drôle et ça développe l’intelligence. Voilà le propos avancé par l’association Swiss Gamers Network (SGN) dans la nouvelle édition de sa brochure Au secours: mes enfants jouent aux jeux vidéo!… Et mes parents n’y comprennent rien , publiée mercredi avec le parrainage du psychiatre français Serge Tisseron.

«Dans le comité de l’association, nous avons tous la trentaine passée, nous avons été de gros joueurs, nous avons grandi avec les jeux ­vidéo. Aujourd’hui, nous sommes mariés, nous avons des enfants, nous voyons les choses de l’autre côté. Il y a huit ans, lorsque le réseau a été créé, il s’agissait de rassembler les joueurs et d’organiser des tournois. Aujourd’hui, nous sommes surtout actifs dans la prévention», explique Jérôme Risse, porte-parole des gamers. Parrain du groupement, Serge Tisseron vient, lui, de publier un ouvrage* et de remporter un prix du Family Online Safety Institute, ONG internationale basée à Washington, pour son approche des liens entre le développement de l’enfant et l’exposition aux écrans. Le rapport de l’Académie des sciences L’Enfant et les écrans, dont Serge Tisseron est coauteur, vient par ailleurs de remporter le Prix Roberval 2013, mention Jeunesse.

Le Temps: Faut-il parler des jeux vidéo avec les enfants?

Serge Tisseron: Nous savons grâce aux travaux des neurosciences qu’il existe deux formes d’intelligence. L’une est spatialisée: elle est à l’œuvre dans les espaces du monde physique et dans ceux de l’écran. L’autre est narrative: elle permet de construire une histoire en faisant intervenir un avant et un après. Il faut inviter l’enfant à passer de l’une à l’autre, en lui demandant ce qu’il a trouvé dans son interaction avec l’écran. En faisant l’effort de raconter, de créer des phrases, l’enfant développe son intelligence narrative. Ce qui le rend capable de construire le récit de sa propre histoire, donc d’en devenir sujet. Ces formes d’intelligence étant complémentaires, il faut aussi encourager le mouvement inverse à travers la pratique de la création d’images.

– En 2010, vous avez publié chez Albin Michel «L’Empathie au cœur du jeu social». Sujet crucial…

– Il est important de stimuler la capacité d’empathie de l’enfant. Il ne suffit pas de le dire, il faut des stratégies, comme le Jeu des trois figures, jeu de rôle que j’ai développé dans les écoles maternelles. Il y a aujourd’hui des travaux visant à créer des jeux vidéo empathiques. J’y crois moyennement, car on y retrouvera difficilement l’intensité émotionnelle qu’on a dans les jeux d’affrontement – et qui est ce qu’on recherche le plus dans le jeu. On introduit d’autre part l’empathie dans les jeux d’action. Dans un jeu extrêmement populaire tel que World of Warcraft, beaucoup de joueurs développent plusieurs personnages. Ils peuvent être, selon les humeurs, guerriers, sorciers aux pouvoirs mixtes, capables de détruire et de soigner, ou healers ayant pour tâche de guérir les autres. Cela permet une mise en scène de l’altruisme et favorise la sociabilité, car il faut travailler ensemble pour arriver à ses fins.

– Pourquoi parrainez-vous le Swiss Gamers Network?

– Il y a là une idée forte: les seules personnes qui peuvent tenir un discours audible aux joueurs, ce sont les joueurs eux-mêmes. C’est formidable que des gamers aillent dans les écoles, qu’on demande aux enfants s’ils ont une maman ou un papa qui jouent, qu’on favorise le regroupement de ces parents et que ceux-ci interviennent ensemble en classe. Les enfants ont du plaisir à parler des jeux. Il faut qu’on arrive à démentir leur impression qu’ils ne peuvent pas en parler avec les adultes. Encore une fois, il ne s’agit pas seulement de parler pour gérer la charge émotionnelle. Plus vous racontez votre jeu, plus vous développez l’intelligence narrative. Celle-ci est un facteur de socialisation: en racontant des choses on se fait des copains, des copines. Et la charge émotionnelle vécue dans le jeu vous donne quelque chose à raconter…

– Tout est donc bon à prendre…

– Ce qui est problématique, c’est le fait de se complaire dans une activité répétitive. Je discutais avec un ado qui me disait: «Moi, sur Grand Theft Audio, je crame des bagnoles, c’est tout.» Si on connaît le jeu, on peut lui dire: «Est-ce que tu es allé voir là-bas? Il y a beaucoup d’autres possibilités dans ce jeu.» Ce qui est terrible, ce sont les petits jeux pour téléphone mobile qu’on fait dans les transports publics: d’affreux bouffe-temps. Ça, il faudrait le proscrire.

* 3-6-9-12. Apprivoiser les écrans et grandir, Editions Erès.